Une rencontre en toute simplicité avec une femme engagée depuis toujours.
Partout où Lucie est passée, elle a laissé son empreinte par sa façon d’intégrer la communauté et de s’impliquer sans relâche. Lorsqu’on lui demande depuis quand date son implication sociale, elle nous répond de façon spontanée: Depuis mon enfance! Mon père a été un modèle, une inspiration mais c’est l’Action catholique (la JEC) qui a été mon école avec son Voir, Juger, Agir!
Le Voir-Juger-Agir : une clé de l’action communautaire
Toutefois, avec le temps, j’ai enrichi ce concept. Ainsi, mon Voir-Juger-Agir a pris de l’expansion et cela a donné sens à tout mon engagement. En enseignement, apprendre à voir et juger à partir d’un regard bien documenté sur le monde. Quant à la recherche, elle vient donner des outils au Juger qui dépasse alors l’opinion et la première impression. Finalement l’Agir qui a toujours été le motif de développement de solides liens avec le milieu. Pour passer à l’agir il faut Vouloir, soit être motivé; Croire, soit envisager des actions où la réussite est possible; Pouvoir, soit avoir les moyens et se donner les compétences pour agir.
Des ingrédients essentiels du changement et de l’action communautaire. Ça vaut pour le Nord et le Sud où l’action n’est possible avec les gens que si l’on connaît bien leur réalité, leur point de vue, en y ajoutant un regard enrichi par la recherche et une connaissance des gens dans ce qui les préoccupe et les intéresse. Bien sûr, cela se fait en additionnant les forces des uns et des autres et celles des organisations. Déjà à la JEC, l’international m’a interpellé. Après avoir milité comme dirigeante diocésaine puis nationale, j’ai participé au Congrès international de la JEC à Londres en 1970 où j’ai eu des échanges intéressants avec des Africains et des Latino-américains.
À partir de là, quel a été ton cheminement académique et professionnel?
J’ai fait ma maîtrise en psychologie à Ottawa. J’ai travaillé en milieu scolaire dans le Pontiac, région du sud-ouest du Québec, un des secteurs les plus désavantagés du Québec au plan économique et social. J’étais tout à la fois psychologue scolaire et communautaire. L’école travaillait à établir des programmes pour des élèves ayant des troubles d’apprentissage alors que le problème était souvent ailleurs.
Comme psychologue scolaire, j’allais faire mes rencontres à la maison plutôt que de faire venir les gens à mon bureau. Je comprenais mieux qui ils étaient et ce qu’ils vivaient et comment leurs conditions de vie influaient sur leur apprentissage. J’ai démarré des projets pour que les enfants soient prêts à apprendre. Cela nous a ramené, les professeurs et moi, aux besoins de base.
J’ai initié alors le projet Moi qui touchait l’image de soi, l’hygiène et les prérequis à l’apprentissage. L’idée a fait du chemin et le projet transformé en recherche a donné d’excellents résultats. Le projet MOI a été publié et a circulé dans plusieurs régions du Québec, même en région innue en Basse-Côte-Nord, dans quelques régions franco-ontariennes et en Acadie.
Psychologue dans le Pontiac, j’ai voulu aussi sensibiliser les psychologues aux réalités des milieux éloignés ou défavorisés. Membre de l’Ordre des psychologues et puis de son exécutif pendant plusieurs années, j’ai représenté l’Outaouais, l’Abitibi-Témiscamingue et la Baie James.
Faire un doctorat sur le deuil chez les enfants? Et en Roumanie ? Un peu surprenant non !?
Un événement terrible s’est produit assez tôt à l’école du Pontiac où je travaillais. Un jeune garçon de 8 ans a été happé mortellement par un autobus scolaire sous les yeux de ses camarades. Ce jeune, je le connaissais bien puisque je l’avais aidé à sortir d’un milieu violent. Ce fut un choc terrible à l’école, à la Commission scolaire et dans toute la municipalité. Personne ne savait quoi faire dans une telle situation : devant la mort et le deuil, la question de l’enfance n’était pas développée à cette époque. J’ai pris les choses en main avec les professeurs, les familles et la communauté. Je me suis promise, si jamais j’étudiais encore, de creuser cette question, ce qui a orienté mon choix au doctorat.
J’ai donc choisi de faire mes travaux de doctorat sur cette question. La mort et le deuil commençaient à susciter de l’intérêt chez les chercheurs et professionnels du Québec mais la question des enfants était occultée. J’ai fait œuvre de pionnière en ce domaine et j’ai toujours conservé un intérêt pour ce thème en parallèle avec mes autres recherches. Je fais encore des formations sur le deuil et je suis membre du Conseil d’administration de la Coopérative funéraire du Grand Montréal depuis 2011.
Un collègue roumain m’a proposé de faire mon doctorat dans son pays d’origine. Toujours ouverte à la nouveauté et à élargir ma vision du monde, j’ai opté pour l’Université de Bucarest en Roumanie où je suis allée régulièrement de 1981 à 1984. J’étais déjà professeure à l’UQO quand j’ai fait ce doctorat. Et là je me retrouve dans une Roumanie sous le régime totalitaire de Ceausescu, pays privé de liberté soumis au régime de l’URSS, une Roumanie où j’ai expérimenté de l’intérieur ce que signifie être privé de liberté. Je comprends très bien l’Ukraine qui cherche à sauvegarder son autonomie.
De la pratique de la psychologie scolaire et communautaire dans le Pontiac à l’UQO puis direction Pérou! Peux-tu nous expliquer ce cheminement !
Ma carrière, pour l’essentiel, s’est passée à l’Université du Québec en Outaouais (UQO). J’ai adoré l’enseignement. J’ai enseigné à Hull et dans des sous-centres. C’était la période du développement des programmes, en éducation préscolaire, en psychoéducation et en orthopédagogie. Puis j’ai migré vers les sciences humaines. J’ai enseigné au bac, à la maîtrise et au doctorat, toujours soucieuse du lien entre l’enseignement, la recherche et le développement des personnes et des collectivités.
J’ai été responsable de l’orthopédagogie et de la psychoéducation puis directrice de département d’abord en sciences humaines puis en travail social. J’ai aussi été huit ans à l’exécutif de mon syndicat comme secrétaire et vice-présidente.
J’ai été très active en recherche sur des sujets où la psychologie croisait le développement du milieu. Le projet MOI, une fois publié, a été lu par des gens du Pérou qui m’ont demandé de développer le projet chez eux. Avec une équipe péruvienne, je l’ai adapté à leur réalité. Nous avons travaillé dans des bidonvilles dans les régions de Arequipa et de Lima. Le projet publié en espagnol (et de façon partielle en quechua) s’est étendu dans plusieurs régions du Pérou. Cinq ans plus tard, l’équipe péruvienne avec laquelle je travaillais s’est retrouvée avec un beau défi : former 500 éducatrices du préscolaire venues de diverses régions. Puis le projet Moi a été adapté au Chili dans des bidonvilles par une amie, professeure de psychologie au pays.
L’un des bidonvilles clé qui a servi de moteur à ce projet est Villa El Salvador au Pérou où Louis Favreau s’est associé à moi, lui qui connaissait bien l’Amérique latine. Un bidonville alors de 300 000 personnes, milieu doté d’une organisation collective solide. Il ne faut pas oublier que nous parlons alors d’un Pérou aux prises avec le terrorisme du Sentier lumineux et la répression de l’armée du gouvernement.
Nos collaborations avec les organisations communautaires de Villa el Salvador n’étaient pas sans risques. La présidente de la Fédération des femmes de Lima et celle de l’organisation Vaso de leche de Callao ont été assassinées par le Sentier lumineux. Puis l’armée a rasé des villages soupçonnés d’être « révolutionnaires ».
Les animatrices des cuisines collectives avec lesquelles nous étions en interaction vivaient dans l’insécurité. Plus tard, le Pérou touché par l’épidémie de choléra. Notre projet a eu des effets fort positifs et aucun cas de choléra ne s’est développé dans les milieux où nous avons travaillé. Nous avons créé des complicités qui durent encore aujourd’hui dans notre action en solidarité internationale.
Avec Louis Favreau et Yao Assogba, au cours de la décennie 90, j’ai mis sur pied le Centre d’étude et de recherche en intervention sociale (CERIS), premier centre de recherche reconnu à l’UQO. J’ai aussi participé au développement des services à la collectivité à l’UQO en organisant des colloques dans la région, au Québec et à l’international.
Dans les années 2000, j’ai développé une Alliance de Recherche Université Communauté (ARUC) sur le thème de l’innovation sociale et du développement des communautés. Je dirigeais ce réseau de chercheurs qui regroupait des professeurs de six universités québécoises ou canadiennes et de six universités d’Europe, d’Afrique de l’Ouest et d’Amérique latine.
Elle réunissait aussi des organisations communautaires et socio-économiques actives à l’échelle québécoise, canadienne ou internationale. Les recherches se déployaient en trois axes : développement social, développement socio-économique et développement local international. Pour laisser des traces permanentes, j’ai ensuite créé avec mon collègue Martin Robitaille la Collection Initiatives aux Presses universitaires du Québec qui publie encore aujourd’hui des ouvrages issus de travaux scientifiques accessibles aux intervenants et aux étudiants de collèges et d’universités.
L’international a donc été une partie intégrante de ta vie universitaire ?
Tous les universitaires visent la publication de leurs travaux sur la scène internationale. J’en fus. Mais ma vision de l’international était plus large. Mes recherches, l’ARUC et mes travaux avec Louis nous ont projetés dans des circuits internationaux des plus intéressants en termes de changements sociaux. En Europe, nous avons fait partie de groupes de recherche associés au Bureau international du travail et de groupes de recherche en économie sociale en Belgique, en France et en Suisse avec l’UNESCO. J’ai aussi travaillé à vulgariser les questions relatives au deuil des enfants en France et en Belgique.
En Amérique latine, Louis et moi avons aussi travaillé avec des chercheurs et des leaders communautaires engagés dans l’économie sociale, le développement communautaire et des formes renouvelées de solidarité internationale, particulièrement au Pérou et au Chili. Du côté de l’Afrique, des collaborations en développement social et économique se sont avérées des plus intéressantes, plus particulièrement avec des Sénégalais et des Burkinabés mais aussi avec des Togolais et des Maliens. L’économie sociale, le travail des enfants et la place des femmes dans le développement sont parmi les sujets qui ont été approfondis. Des collaborations riches qui ont tissé des liens encore mis à profit aujourd’hui dans le cadre de l’intervention du Fonds solidarité Sud.
Parlant du Fonds Solidarité Sud, c’est arrivé comment à travers ce parcours original?
Louis et moi, on voyait notre retraite venir et on s’est dit qu’on ne pouvait pas arrêter. La sensibilité à l’international et à la solidarité, cela ne s’éteint pas avec la retraite ! Tous les deux, nous avons toujours été très proches d’organisations de développement et/ou de solidarité internationale. Nous avons souhaité développer ensemble une dimension de la solidarité internationale moins présente dans les OCI québécoises, une dimension qui joindrait l’économique et le social, qui donnerait aux collectivités les moyens de se développer par elles-mêmes. On a ainsi créé des partenariats avec UPA DI et SOCODEVI, qui ont tous les deux chacun à leur façon, cette vision sociale et économique.
Puis en parlant à des amis préoccupés par la solidarité internationale, nous avons intéressé des gens du Saguenay, de l’Outaouais et de la Montérégie. Un groupe suffisamment significatif pour, au bout d’un an, démarrer cette nouvelle organisation qui prendra par la suite la forme tout à la fois d’une OCI et d’une fondation publique et se développera dans plusieurs régions du Québec.
Louis et moi parcourions le Québec pour faire connaître le Fonds. Louis a documenté le Fonds, a développé ses orientations et fondements et mis en place des outils de communication aujourd’hui encore utilisés; de mon côté je me suis attaquée aux dimensions légale et financière pour en faire une organisation solide et pérenne. Une action en lien avec nos valeurs, nos parcours antérieurs respectifs et qui donne du sens à notre retraite encore aujourd’hui.
Dans l’ensemble de tes engagements, qu’est-ce qui te caractérise?
Une de mes forces, je crois, c’est de m’intéresser à ce que les gens sont et à ce qu’ils font, à connaître leurs actions, à comprendre leurs motivations. Je suis capable de saisir leur façon de voir le monde, je détecte ce qu’il y a de meilleur en eux et je construis là-dessus. Le projet MOI a été pensé comme ça et c’est aussi avec cette approche que j’ai fait le développement de programmes et de projets de recherche. Il en va de même dans mon approche des communautés. Je m’y insère graduellement pour en détecter les caractéristiques, les intérêts des gens, les forces en présence. Il n’y a rien comme connaître un milieu par l’intérieur. Cela vaut pour le Nord comme pour le Sud. La confiance se bâtit de même que le réflexe d’agir ensemble et se donner les moyens de nos ambitions comme collectivité.
En rétrospective, je pense que le Voir Juger Agir devenu Savoir, Vouloir, Croire et Pouvoir a imprégné non seulement mes jeunes années mais l’ensemble de mon parcours tout comme ma curiosité et mon intérêt pour ce qui se vit ailleurs dans le monde.
Trois références liées à l’expérience de Lucie dans des communautés du Sud et à l’université
- L’expérience des cuisines collectives péruviennes.
- Une expérience communautaire à grande échelle, Villa el Salvador.
- Lucie Fréchette, l’auteure.