Religion et solidarité internationale : la nouvelle donne
La solidarité internationale de proximité a au moins deux tabous : d’abord la religion qui est généralement ignorée dans les débats sur les enjeux de coopération Nord-Sud ; ensuite, la nature des régimes politiques des pays où les OCI travaillent. Nous aborderons dans ce billet le premier de ces tabous, la religion [1]. Avec une question : la religion est-elle un facteur de progrès social ou au contraire un frein dans le vaste domaine qui nous occupe c’est-à-dire la solidarité internationale dans une perspective Nord-Sud ? Grande question, peu souvent abordée au Québec, qui, depuis 40 à 50 ans, a su développer une culture de la laïcité. L’épisode récent des « accommodements religieux » n’a rien réglé à cet égard. Il a cependant remis en débat cette question. Ici il faut la poser à partir de la lunette de la coopération internationale. Cela mérite qu’on s’y attarde un peu, surtout qu’ici la perspective planétaire est immédiatement de mise. Or dans le contexte mondial actuel, on assiste à une remontée des religions dans l’espace public et, principalement, de ces courants les plus conservateurs.
Il faut évidemment examiner l’histoire récente (les 50 dernières années) pour gagner en distance critique et en profondeur. Approche proposée : l’analyse d’une expérience forte, celle des communautés ecclésiales de base en Amérique latine et de la théologie de la libération (émergence, développement et ce qu’il en advient). Rappelons que ce courant religieux progressiste a été très influent pendant plusieurs décennies sur tout un continent – et toujours d’actualité aujourd’hui mais fortement remis en question -. Nous avons déjà abordé la question religieuse sous un autre angle, celui des OCI et de leur laïcisation progressive au fil des 30 à 40 dernières années: http://jupiter.uqo.ca/ries2001/carnet/spip.php?article59 et http://jupiter.uqo.ca/ries2001/carnet/spip.php?article66.
Retenons d’abord les caractéristiques centrales des courants qui prennent forme aujourd’hui en matière de religion : un profond conservatisme où le social, le politique et le religieux tendent à se croiser dans certaines sphères de notre société. Le gouvernement actuel du Canada et sa politique internationale nous en offre présentement une illustration majeure. En coopération internationale, ce conservatisme est adossé à un certain retour à l’assistanat dans les pays du Sud, à la remise en question de la neutralité religieuse et à la montée d’un militantisme associatif de type caritatif. Autrement dit, on assiste à une sérieuse mise à l’épreuve de ce qui a constitué au Canada comme dans nombre de pays d’Europe et en Amérique latine, depuis les années 1970-1980, un courant religieux dont la vision sociale était progressiste : justice sociale et développement plutôt que d’assistanat, respect actif du principe démocratique de la neutralité religieuse et montée d’un nouveau militantisme dans des mouvements socialement transformateurs (organisations paysannes, mouvements de travailleurs, organisations dans les bidonvilles, mouvement des femmes, etc.). C’est ce courant qui a nourri, directement ou indirectement, un grand nombre OCI du Québec et du Canada dans cette même période [2]. Nous prenons à témoin dans ce billet le christianisme dans deux de ses variantes : la théologie de la libération et la plus récente théologie de la prospérité [3].
1. L’expérience des communautés ecclésiales de base et de la théologie de la libération
En Amérique latine, les années 1970 se profilent d’abord sur un constat d’échec des programmes de développement communautaire de la décennie antérieure. Il n’y a pas d’emplois dans les villes. À la différence des pays du Nord, l’urbanisation a précédé de cent lieues l’industrialisation. À cause de la misère et de la répression des propriétaires fonciers, la migration des paysans vers les villes prend alors de proportions gigantesques. Les années 1970 sont aussi le théâtre d’une conjoncture politique où défile une série de coups d’État militaires : au Brésil (1964), au Pérou (1968), en Bolivie (1970), au Chili (1973), en Argentine (1976) et en Uruguay (1976). Dans ces pays, l’État est plus que jamais sous le joug de militaires pour lesquels –exception importante du gouvernement Velasco au Pérou- tout encouragement à l’action coopérative, syndicale ou associative est exclu.
La seule possibilité et le seul espoir transitoire du travail de développement des communautés et de soutien au renforcement des mouvements sociaux locaux résident à cette époque dans les ONG. Composés de coopérants venus du Nord et de coopérants nationaux, ces ONG offrent un espace d’organisation certes limité, mais dont le dispositif international évite la répression tous azimuts.
Les années 1970 sont alors le fait de petites opérations de développement conçues comme forme de résistance sociale et politique dans un contexte où l’espace d’organisation, d’expression de revendications, de prise de parole, s’avère relativement restreint. C’est l’époque de la défense des droits de la personne, défense soutenue de façon constante par le courant progressiste des Églises.
Bien qu’à cette époque, au sein des Églises, il existe encore un fort courant religieux à caractère caritatif et prosélyte, le Concile Vatican II, sous la direction du pape Jean XXIII (1962), viendra laminer ce conservatisme social et politique du catholicisme des décennies antérieures au profit de profondes remises en question qui favoriseront l’émergence d’une théologie de la libération. On pourrait parler d’un courant similaire au sein de certaines églises méthodistes américaines liées au mouvement des droits civiques et dont Martin Luther King a été la figure de proue la plus éminente.
En outre, loin d’être un simple courant intellectuel au sein de la théologie catholique, la théologie de la libération s’enracine dans un fort mouvement populaire de pays d’Amérique centrale (Nicaragua, Guatemala, Salvador), de pays andins (Pérou, Bolivie, Équateur) et de pays du cône sud (principalement le Chili et le Brésil). Cette théologie influence significativement de nombreuses Églises nationales, notamment à partir des grandes conférences latino-américaines des évêques catholiques (Medellin en Colombie, 1968; Puebla au Mexique au cours des années 70, etc.).
De la théologie de la libération, il faut retenir une nouvelle interprétation du message chrétien générée par les organisations populaires et les communautés de base et articulée par des théologiens (Gustavo Gutierrez au Pérou; les frères Boff au Brésil, etc.) autour des thèmes suivants :
- Une critique de la pensée dominante légitimant le pouvoir et l’ordre établi;
- L’appel aux théories de la dépendance pour expliquer le sous-développement et la pauvreté;
- La dimension collective du péché, celui-ci étant lié à une situation sociale d’oppression;
- Une option préférentielle de l’Église pour les pauvres se traduisant par des engagements sociaux et des pratiques de lutte pour la justice, l’entraide et la solidarité;
- L’humanité comme sujet de son histoire : les opprimés sont les acteurs de leur propre libération, l’action collective libérant du péché individuel et collectif d’apathie, de résignation et d’indifférence.
La théologie de la libération entraîne alors, à partir de cette période, l’engagement non équivoque de membres du clergé et des mouvements d’action catholique aux côtés des « pauvres ». C’est ce qui favorise le développement sans précédent de milliers de communautés de base, à la fois religieuses (culte et formation spirituelle), socioéconomiques (systèmes d’entraide locale) et sociopolitiques (engagement de membres de ces communautés dans des organisations syndicales, paysannes ou autres) nous dit le sociologue et théologien brésilien Rodrigues (2006). Ce courant religieux va donc fournir l’indispensable soutien à l’organisation des paysans et des populations dans les bidonvilles, l’Église institutionnelle assurant, au besoin, la protection des organisations communautaires locales contre la répression.
…Les communautés ecclésiales de base (CEB) ont vu le jour en Amérique latine dans plusieurs centres urbains et en milieu rural pendant les années 1960, puis elles se sont développées au cours des années 1970 et 1980, en pleine période de dictature militaire, d’expansion économique et de concentration des richesses. De 1975 à 1985, elles créent d’autres organisations pour résoudre des problèmes locaux spécifiques et, de par leur quantité et le nombre de leurs actions, elles deviennent une force reconnue sur le plan régional et même national, etc. …Comme le coup d’État de 1964 avait fait disparaître les mouvements sociaux précédents et, avec eux, des formes d’action collective au sein des couches pauvres de la société, de 1975 à 1985, les CEB sont pratiquement les seuls mouvements populaires et organisations à représenter les classes populaires. Elles créent d’autres organisations pour résoudre des problèmes locaux spécifiques et, de par leur quantité et le nombre de leurs actions, elles deviennent une force reconnue sur le plan régional et même national. A la même époque, l’Église brésilienne devient la principale force cohésive de groupes d’opposition au régime militaire. Les CEB sont le principal instrument d’engagement de l’Église dans l’option préférentielle pour les pauvres et pour redéfinir sa place dans la société….
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Le contexte politique répressif des années 70 et 80 (pendant plus de 25 ans) a facilité, dans une certaine mesure, la prise en compte par les Églises, des questions économiques et sociales vécues dans les communautés des pays du Sud. C’est un des facteurs qui a favorisé la montée en puissance des communautés ecclésiales de base (CEB) et une nouvelle réflexion théologique liant et séparant tout à la fois le religieux et le social. Le courant des communautés ecclésiales de base a aujourd’hui près de 50 ans. Sa période forte est assez étroitement liée au contexte de dictature militaire de pays clés de la région comme le Brésil (1964-1988). Mais une étude récente fait remarquer à cet effet que la 4e rencontre nationale des CEB brésiliennes de 1981 dans ce pays avait 38% de ses participants engagés dans des luttes sociales tandis que celle de l’an 2000, la 10e, n’en avait que 3% (Rodrigues, 2006 :209). Comment expliquer ce changement?
2. La nouvelle donne : théologie de la prospérité et montée des évangéliques au Brésil
Le changement au sein des communautés ecclésiales de base (CEB) du Brésil s’explique d’abord par une évolution interne très forte au sortir de la dictature. On assiste à ce qu’on pourrait nommer un «transfert de compétences». Sous la dictature (1964-1988), donc pendant près de 25 ans, seules les CEB pouvaient agir. Avec l’ouverture démocratique du début des années 90, les organisations syndicales, paysannes, de jeunes, des ONG, des partis politiques de gauche, etc. peuvent désormais opérer librement. Les CEB sont dès lors appelés à se redéfinir puisqu’elles n’ont plus à exercer ce rôle de suppléance qu’elles pratiquaient sous la dictature. Les générations qui ont mis au monde les CEB avaient vécu pour l’essentiel sous une dictature militaire et avaient fait des CEB des lieux d’activités religieuses et d’activités sociopolitiques liées à un contexte spécifique, celui d’une action collective des paysans et des travailleurs pauvres constamment réprimés.
Mais, ce qui commence à se profiler et à s’exprimer avec la fin de la dictature, ce sont tout à la fois l’arrivée des nouvelles générations et d’autres enjeux sociaux : la question écologique, les droits des femmes, la montée du secteur informel… et d’autres aspirations au sein de ces des nouvelles générations plus soucieuses de leur épanouissement personnel dans un contexte démocratique et de croissance économique.
En outre le tournant de la contribution des CEB s’explique par un facteur, en partie interne et en partie externe, celui de la montée d’un nouveau courant religieux conservateur relativement bien adapté à la modernité et qui devient, dès la fin des années 80, un rival des secteurs progressistes sur le même terrain, celui des classes populaires. Jugées trop politisées aux yeux d’une partie des leurs, les CEB voient une frange de leurs membres quitter leurs rangs pour rejoindre les mouvements pentecôtistes sans aucun doute socialement plus conservateurs mais plus chaleureux, plus festifs, plus émotionnels. Tandis qu’une autre frange va s’investir à gauche dans les organisations syndicales, paysannes, de quartiers ou des partis politiques, toutes pouvant désormais émerger dans l’espace démocratique. Par voie de conséquence, un bon nombre est amené à délaisser quelque peu l’animation et la prise en charge des activités de leur CEB.
Mais qui sont ces protestants évangéliques au Brésil? En 1996, la population en Amérique latine s’affiche à 74% catholique. En 2007, le chiffre a baissé à 64% pendant que les évangéliques de 11% qu’ils sont en 1996, sont passés, 10 ans plus tard, à 17%. Certes minoritaires, ils sont au Brésil particulièrement actifs. Terreau principal : les bidonvilles. Culture de ces « born again christians », quasi-exclusivement pentecôtistes dans le cas du Brésil : une théologie de la prospérité centrée sur l’individu, la réussite personnelle et familiale, la santé et la richesse. Figure de proue : les petits entrepreneurs. Base sociale : des travailleurs indépendants issus du secteur informel. Pédagogie : économiser même si c’est peu dans le but d’investir plus tard, aspirer à devenir un entrepreneur, penser positivement. Le pentecôtisme traditionnel misait sur le sacrifice et la modestie dans la façon de vivre. Le nouveau pentecôtisme mise sur la prospérité et la réussite (Serano et Kalinowski, 2007).
Et ce nouveau pentecôtisme n’est pas uniquement présent en Amérique latine. Il est présent dans le monde entier. En Afrique anglophone notamment. Sur fond de l’échec de l’État à devenir un État social dans nombre de pays du Sud, il fleurit à partir de pasteurs militants qui ont les moyens de pallier à la faillite des États dans leur rôle de redistribution de la richesse en s’occupant eux-mêmes des questions de santé, des problèmes de couple, du chômage des uns ou de la misère des autres. Il motive ses membres en liant réussite financière et bénédiction de Dieu. Et ils créent des systèmes d’entraide paroissiaux efficaces. Et en clair, il faut noter que Vision mondiale est au coeur de ce dispositif.
Vision mondiale bénéficie du soutien des évangéliques américains (les églises pentecôtistes sont une communauté de plus de 16 millions de fidèles) en disposant d’un budget annuel de plus d’un milliard et demi de dollars pour des projets dans le domaine de l’éducation, de la santé et de l’aide humanitaire en général avec 22,000 employés actifs dans 100 pays. Pratique principale : un militantisme caritatif qui fait fi du principe de la neutralité religieuse. Source : Nicolas Masson, « La dimension géopolitique des fondamentalismes » dans la revue Esprit, mars-avril 2007, p. 219-220. |
Théologie de la libération et théologie de la prospérité, communautés ecclésiales de base progressistes et paroisses évangéliques de l’autre au sein des mêmes classes populaires des pays du Sud. Voilà où nous en sommes présentement. Les jeux ne sont pas faits. Les uns comme les autres se renouvellent constamment. Il n’en demeure pas moins qu’une zone de tension est là : combat pour le développement et la démocratie ou assistanat social et déni de neutralité religieuse?
En fait, cette zone de tension entre deux conceptions du christianisme se répercute directement sur plusieurs ONG qui ont des origines religieuses. Elle a provoqué un tournant par exemple au sein de Caritas internationalis, un réseau catholique présent dans 165 pays du monde, car l’exigence actuelle du Vatican est à l’effet qu’il doit se reconfessionnaliser, redéfinir son mode d’intervention et sa philosophie. C’est, en tout état de cause, ce qu’a révélé le dernier congrès de ce réseau en mai 2011. Car Caritas était depuis plusieurs décennies déjà une «communauté de croyance opérant de manière séculière» (Berger dans Duriez et alii, 2007 : 28) ou si l’on veut une ONG confessionnelle laïcisée référant à des valeurs religieuses issues du Concile Vatican II (justice sociale, développement des peuples)…mais très secondairement à des autorités religieuses (la plupart du temps pour avoir leur appui dans des actions de caractère social). Le non-dit de la chose : la concurrence que les évangéliques font aux catholiques sur le marché de l’aide internationale.
Aujourd’hui le dernier congrès de cette grande ONG catholique internationale porte à croire qu’il y aura virage majeur. Autrement dit le type de coopération internationale du Nord avec des communautés du Sud qui opérait dans une perspective progressiste depuis 50 ans est en train de modifier sa trajectoire: 1) les OCI de ce courant ne prenaient pas en considération les appartenances religieuses des populations; 2) les campagnes d’éducation qu’elles entreprenaient ne véhiculaient pas explicitement de message chrétien dans une perspective d’évangélisation; 3) la direction de ces organisations était reconnue explicitement comme étant celle de laïcs; 4) l’engagement de leur personnel n’était pas fait sur la base de la conviction religieuse mais sur celle de la compétence et de l’engagement social; 5) une bonne partie de leur financement provenait de sources publiques ou indépendantes de toute affiliation religieuse.
Ce sera de moins en moins le cas pour des organisations comme Développement et Paix au Canada de même que chez ses cousines comme le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) en France, Entraide et Fraternité en Belgique, Misereor en Allemagne…On verra de plus en plus les organisations de la mouvance catholique se réafficher catholiques, entreprendre des actions de moins en moins politisées au bénéfice de différents formes d’assistanat, rétrécir leurs partenariats en s’engageant de moins en moins aux côtés d’organisations non-confessionnelles dans un combat commun (parce que cela induirait de rendre plus discrètes leur filiation religieuse et exigerait d’appliquant le principe de la neutralité), se référer de plus en plus à leurs autorités religieuses respectives dans leurs choix. Les jeux ne sont pas encore complètement faits mais la tendance de fond en cours a déjà modifié la trajectoire d’antan.
Des OCI québécoises et canadiennes progressistes aujourd’hui dans la zone des tempêtes
Dans une série de trois courts articles sur la crise de la solidarité internationale pour le blogue Oikos , je disais ceci :
Le vent a radicalement tourné au sein de l’ACDI d’affirmer Dennis Gruending, journaliste de métier, dans son dernier livre Pulpit and Politics : Competing Religious Ideologies in Canadian Public Life (2011). Ce livre traite de la montée de la compétition entre chrétiens progressistes et chrétiens conservateurs au Canada. Il vient de signer un article bien campé dans le Ottawa Citizen à l’effet que cette compétition religieuse vient de rebondir dans le secteur de la coopération internationale.
http://www.dennisgruending.ca/2012/02/cida-barrick-gold-new-partners-in-development/->http://www.dennisgruending.ca/2012/02/cida-barrick-gold-new-partners-in-development/
En effet, après avoir effectué un premier décorticage des informations en provenance du ministère de Mme Oda concernant les projets acceptés dans le dit «processus d’appels de propositions», il est fort révélateur d’y retrouver cet élément nouveau : la préférence pour des groupes chrétiens conservateurs – les évangéliques – comme Vision mondiale – tel que suggéré par Dennis Gruending. Cette organisation reçoit plus de $11 millions sur 5 ans pour des projets au Mali, au Ghana, au Sénégal et en Sierra Leone dans le secteur de la sécurité alimentaire. Ce n’est pas tout, sur une vingtaine de projets dans la catégorie des projets de plus de $2 millions, Vision mondiale va chercher le plus gros montant des $111 millions de cette catégorie. Ici il faut évidemment avoir en tête que Kaïros, une ONG chrétienne progressiste financée par l’ACDI depuis plus de 30 ans, a été rayée de la carte de l’Agence fédérale en 2009. Son travail dans le Sud consistait dans la défense de droits humains dans les pays les plus à risque en la matière. Cherchez l’erreur !
On peut aussi mentionner pour fin de comparaison que SOCODEVI, une organisation d’une tout autre nature que Vision Mondiale, qui est laïque, liée au mouvement coopératif québécois (25 ans d’histoire dans des partenariats de longue durée dans le secteur de la sécurité alimentaire) reçoit $7 millions sur 5 ans pour ces projets en Bolivie, au Pérou et au Vietnam mais se voit refuser pour $11 millions de projets au Mali, au Sénégal, au Honduras et dans la région africaine du cacao (Côte d’Ivoire notamment). Tiens donc! Sans compter que UPA-DI, une OCI travaillant depuis 20 ans avec des organisations paysannes particulièrement en Afrique de l’Ouest, a tout perdu dans cet appel de propositions. Pas un rond ! Rien! Nothing !
Nombre d’OCI progressistes sont très fortement menacées présentement. Leur apport est en train de se perdre : elles se sont distinguées en mettant en œuvre des partenariats qui se veulent dans la durée et dans la réciprocité avec des communautés du Sud, c’est-à-dire avec des catholiques, des chrétiens, des musulmans…et tous les hommes de bonne volonté. Une autre intuition à l’origine de cette famille d’ONG : il faut informer et mobiliser dans nos propres pays sur les enjeux de la paix, de la justice et du développement y compris en contestant les positions de nos gouvernements. Ce qui a souvent un prix surtout lorsque les gouvernements sont plutôt conservateurs. Dans cette perspective, aujourd’hui, ces OCI soutiennent ici et dans le Sud la montée d’un mouvement citoyen international (et non le développement d’organisations confessionnelles internationales) et mènent des campagnes au Québec et au Canada d’éducation, par exemple, sur la responsabilité sociale des minières canadiennes dans le Sud et pour les droits humains (Kaïros en est la meilleure expression).
Cette perspective aura obligé ces ONG à beaucoup d’ouverture au plan culturel parce que les lignes de force sont la promotion des droits, le développement d’alternatives socioéconomiques, le soutien au développement de la démocratie. Dépendant des pays, des continents, des cultures et des religions de ceux avec lesquels ces ONG travaillent dans le Sud, le fil rouge des OCI progressistes ne pouvait alors se concevoir que de façon plurielle en affirmant l’importance capitale d’aménager des espaces de dialogue interculturel. La condition première de ce type de travail et de ces partenariats : ne pas imposer sa morale, sa culture, sa confession religieuse.
Mise en perspective : le pire n’est jamais sûr !
Des Églises, des ONG ou des médias confessionnels ont fait la preuve pendant plusieurs décennies qu’on pouvait concevoir un engagement social de militants chrétiens sans que ceux-ci fassent du prosélytisme et donc respectent le principe de la neutralité religieuse lorsqu’ils agissent dans l’espace public d’une société qui se veut démocratique. En d’autres termes, des initiatives de solidarité internationale liées au développement de la démocratie et de la justice économique et sociale existent. Et ce type de pensée religieuse progressiste et vivant avec aisance la sécularisation de la société permet ce que le sociologue François Houtard avance à savoir d’aller chercher le meilleur de toutes les religions.
…Il s’agit de permettre à tous les savoirs, même traditionnels, de participer à la construction des alternatives, à toutes les philosophies et les cultures, en brisant le monopole de l’occidentalisation, à toutes les forces morales et spirituelles capables de promouvoir l’éthique nécessaire. Parmi les religions, la sagesse de l’hindouisme dans le rapport à la nature, la compassion du bouddhisme dans les relations humaines, la soif de justice dans le courant prophétique de l’islam, les forces émancipatrices d’une théologie de la libération dans le christianisme, le respect des sources de la vie dans le concept de la terre-mère des peuples autochtones de l’Amérique latine, le sens de la solidarité exprimé dans les religions de l’Afrique, sont des apport potentiels importants, dans le cadre évidemment d’une tolérance mutuelle garantie par l’impartialité de la société politique.
François Houtart, sociologue, allocution à l’Assemblée générale de l’ONU le 30 octobre 2008.
Au Canada, c’est ce qui est aujourd’hui menacé par la politique conservatrice du gouvernement fédéral, par l’action dans l’espace public de certains courants d’Églises (catholiques et protestants) et de certaines organisations de la société civile qui prennent de l’expansion. La religion traverse la société de ses tendances et la société traverse la religion de ses tensions. Des sociologues des religions dont Frédéric Lenoir (directeur de la revue Le Monde des religions) disent que l’humanisme, les droits de la personne et la conscience individuelle sont un legs des Évangiles. Çà se défend ! Des journalistes comme Guillebeaud (2007 : 57-95) aussi lequel, en fouillant l’histoire, a redécouvert que le croisement entre le judaïsme, la pensée grecque et le christianisme aura permis, indépendamment du rôle institutionnel que les Églises ont pu jouer par ailleurs, l’émergence de valeurs fondamentales nouvelles. Quelles sont-elles ? L’autonomie de la personne (sans précédent dans l’histoire longue de l’humanité), l’aspiration égalitaire (être égaux en droit), le principe espérance (par opposition à un destin prédéterminé et construit à l’avance), le progrès social (la non-acceptation du monde tel qu’il est), {{la reconnaissance de la science}} (le refus de tout fondamentalisme qui la récuse). Ils rejoignent en cela ce que François Houtard affirmait à l’Assemblée générale de l’ONU en octobre 2008. Ces valeurs fondamentales doivent être légitimées à nouveau. C’est au Québec que cet enjeu est le plus susceptible d’être répondu.
Car le pire n’est jamais sûr. Le courant progressiste dans toutes ses composantes est en train de repenser ses stratégies pour faire face à la musique. Au Québec, on a intérêt à suivre de près à ce propos ce qui se passe du côté de l’AQOCI et du GESQ qui tiennent ces temps-ci des journées de réflexion sur les nouveaux enjeux de la solidarité internationale. Voir à ce propos la 6e édition au GESQ de son université d’été le 26 avril prochain.
Pour en savoir plus
Serrano, B. et W. Kalinowsky (2007), Brésil, églises évangéliques, l’offensive politique. Revue Alternatives internationales, numéro 36, septembre (dossier Débats d’ailleurs), Paris.
Duriez, B., F.Mabille et K.Rousselet (dir.), (2007), Les ONG confessionnelles, religions et action internationale. Actes de colloque de l’Association française des sciences sociales des religions (ASFR), Paris, Éd. L’Harmattan.
Diagne, M. (2008), Décentralisation et participation politique en Afrique : le rôle des confréries religieuses dans la gouvernance locale au Sénégal, ARUC-ISDC, UQO, Gatineau, 49 pages.
Favreau, L., L.Fréchette et R. Lachapelle (2008), Coopération Nord-Sud et développement : le défi de la réciprocité. PUQ, Sainte-Foy.
Favreau, L., L.Fréchette et R. Lachapelle (2010), Les défis d’une mondialisation solidaire. PUQ, Sainte-Foy.
Guillebeaud, J.-C. (2007), Comment je suis redevenu chrétien, Albin Michel, Paris.
Rodrigues, M-A. (2006). Les communautés ecclésiales de base au Brésil. Genèse, structure et fonctions. L’Harmattan, Paris.
[1] Je tiens à préciser que, dans ce billet tout comme les quelques autres billets qui abordaient la question religieuse, l’analyse que je fais n’a rien à voir avec mes convictions personnelles. Mon approche est celle de la sociologie, pas celle du croyant ou du non-croyant. Comme le dit Hubert Reeves, astrophysicien de réputation internationale à qui on pose souvent la question de l’existence de Dieu, la science en général est agnostique, que ce soit en astrophysique ou en sociologie. La question de Dieu ne se pose pas en science : Dieu existe-t-il ou pas ? Aucune science n’a de réponse à cela ou cherche à y répondre. En revanche, la sociologie aborde les religions – toutes les religions – de même de la façon, c’est-à-dire comme fait de société : des gens sont croyants et de ce fait sont en partie motivés dans leur vie quotidienne comme dans leur engagement social et professionnel par cette croyance. De plus les Églises sont des institutions sociales qui coopèrent entre elles ou sont en concurrence ; elles ont plus ou moins d’influence sur les pouvoirs publics et les autres institutions (écoles…) ; elles ont leurs associations dans tous les secteurs de la société, etc. C’est la dynamique sociale générée par ces Églises et par les croyances que la sociologie tente de cerner.
[2] Il suffit de penser ici au CECI (fondé par les Jésuites dans les années 50) ; à Développement et Paix (fondé en 1967 par les mouvements d’action catholique en collaboration avec les évêques du Canada) ; à Plan Nagua (région de Québec) ; au CRÉDIL (région de Lanaudière) ; à Entraide missionnaire ; à l’Oeuvre Léger ; au Regroupement des missionnaires laïques et bien d’autres parmi les 65 organisations membres de l’AQOCI, l’association qui les regroupe au Québec.
[3] L’étude de l’Islam et de ses différents courants, de ses confréries religieuses et de ses ONG serait tout aussi instructif sur la contribution ou non de la religion au développement de la démocratie et de la justice économique et sociale dans le monde comme l’a esquissé dans ses travaux sur le Sénégal le sociologue Diagne (2008).
Louis Favreau
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