Le Sommet international des coopératives, organisé conjointement par le mouvement Desjardins et l’Alliance coopérative internationale (ACI), réunit plus de 2800 dirigeants du monde entier pendant près d’une semaine à Québec et Lévis (du 8 au 11 inclusivement). C’est un événement qui n’a pas beaucoup de précédent dans le monde coopératif international des 25 ou 30 dernières années. Il convient donc ici de faire le point comme je le ferai lors d’un séminaire international de recherche organisé le 10 au sein du forum Intercoopération Nord-Sud qui se tient la même journée. Je résume ici mon propos : le mouvement coopératif prend conscience de la profondeur de la crise et de sa portée internationale : le capitalisme boursier, les dégâts écologiques, la montée des inégalités. Simultanément, les coopératives redécouvrent que, par leur approche économique prudente, preuves à l’appui, elles s’en sortent mieux. En outre des dirigeants affirment plus aisément que celles-ci font partie des alternatives économiques à cette crise. Jugeant que les coopératives sont politiquement timides (un certain poids économique mais un nain politique), des initiatives fortes au sein du mouvement surgissent au plan international en marge de ce que l’ACI tente aujourd’hui de faire comme organisation mondiale de représentation politique. Ce billet veut explorer les changements en cours : 1) l’émergence d’une plus grande distance à l’égard du capitalisme, distance remisée depuis un bon moment ; 2) une plus forte internationalisation de son action ; 3) un virage écologique au sein de certaines de ses organisations ; 4) une remise en question de sa légendaire neutralité politique. Important tournant ? À voir !

Sommet international des coopératives

1. Le début d’une analyse critique du capitalisme au sein du mouvement coopératif

En économie, la pensée qui règne est le tout au marché. Il est urgent disent enfin des dirigeants du mouvement coopératif et des chercheurs près de ce mouvement qu’une autre parole publique s’exprime car il est de plus en plus démontré que le modèle économique dominant ne peut concilier création de richesse et équité tant à l’échelle locale qu’internationale. Une deuxième chose prend également forme : il est de plus en plus clair que le modèle actuel est incapable de concilier la création de richesse avec la survie de la planète [1]. Tous soulignent à leur manière les limites et les aspects pernicieux du modèle actuel. Tous réfléchissent ouvertement sur les lignes de force d’un «nouveau modèle de développement» et sur des pistes de sortie de la crise actuelle qui, à la différence de celle des années 30, est tout à la fois économique et écologique.

Au Québec, c’est Felice Scalvini, vice-président de l’Alliance coopérative internationale (ACI) qui a lancé le débat en affirmant qu’il fallait « revenir au développement d’une pluralité de formes entrepreneuriales car la prévalence d’une forme unique d’entreprise assèche les sources dont elle tirait sa propre subsistance, de la même manière que les monocultures épuisent les sols sur lesquels elles poussaient » (Scalvini, 2010). Ce qui induit 1) de se défaire d’une pensée économique qui mise exclusivement sur la croissance sans s’occuper de développement et sur la seule initiative privée pour réguler la société; 2) de miser sur l’intervention de l’État et le renforcement d’un pôle économique d’entreprises sous contrôle démocratique permettant de se défaire de la pression des actionnaires sur les entreprises, de la spéculation financière et des paradis fiscaux; 3) de renforcer la défense et la promotion des écosystèmes de la planète par des politiques de développement durable; 4) et finalement de ne pas laisser se privatiser des biens considérés d’intérêt commun comme les secteurs sociaux stratégiques de la santé, de l’éducation ou de la culture de même que les ressources naturelles que sont la terre, l’eau, l’énergie, la forêt.

Le mouvement coopératif international n’est pas seul à bouger dans cette direction. D’autres mouvements et institutions sont à la recherche d’un «nouveau modèle de développement» ou, autrement dit, d’alternatives globales : le mouvement des travailleurs (syndicats), les organisations paysannes, le mouvement des femmes, le mouvement citoyen international émergent (le FSM). Mais presque tous conviennent que nous sommes dans une phase exploratoire et que les pistes de sortie de crise qui surgissent ici et là ne font pas encore l’unanimité. Ce qui n’empêche pas les coopératives et les mutuelles d’affirmer plus nettement qu’elles font partie des alternatives – actuelles et potentielles – à la crise. De même, plusieurs affirment qu’une réponse uniquement économique, même engagée dans un développement durable, ne suffira pas. La réponse doit être une réponse de mouvement, pas seulement d’entreprises, et être adossée à une action politique pour influencer les pouvoirs publics et les institutions internationales dans la direction d’une transition vers une économie durable (Jakson, 2010). Bref, il semble qu’il y ait une vie hors de l’économie capitaliste de marché.

2. Les coopératives reprennent la parole dans l’espace public : amorce d’une nouvelle forme d’action politique?

En fait, historiquement, la fonction économique des coopératives et des mutuelles a toujours été adossée à une fonction sociopolitique de bougie d’allumage sur des questions de société. Nous ne parlons pas ici d’action politique partisane, mais bien de peser sur les politiques publiques autour d’enjeux de société qui dépassent le lobby classique auprès des pouvoirs publics pour avoir une législation facilitante pour les coopératives. Or dans les deux dernières décennies, même cette fonction sociopolitique minimale, centrée sur la collaboration discrète avec les pouvoirs publics, est devenue une collaboration à sens unique tant les groupes de pression (lobbies) des multinationales sont devenus puissants et influents auprès des gouvernements et des institutions internationales.

Aujourd’hui, le mouvement coopératif s’explique encore mal son peu de reconnaissance sociale, affirmant que son poids économique est sans contrepartie au plan sociopolitique. Mais il y a une explication autre que le manque de visibilité dans les médias, argument généralement évoqué. D’abord, il y a la pression d’une pensée économique où domine le «tout au marché». Ensuite, cette pensée est adossée à la pression de puissants lobbies dont le rôle est plus déterminant aujourd’hui pour influencer les pouvoirs publics et les institutions internationales. Car on a assisté dans nos sociétés démocratiques depuis deux décennies à la montée d’une généralisation des activités d’influence où prévaut le lobbying de groupes dits d’intérêt (Kempf, 2010 ; Grossman et Saurugger, 2006). Or le mouvement coopératif a sous-estimé ce type d’activité pendant que d’autres en faisaient une priorité. Par ailleurs, ce serait se mentir à soi-même que d’expliquer cette situation par le seul poids de facteurs externes. Il y a également, à l’interne, une faible capacité à prendre une parole collective forte en s’organisant pour « faire mouvement » comme le dit si bien le vice-président du Crédit coopératif français, Hugues Sibille (2010) ou Enzo Pezzini du mouvement coopératif italien (2012).

Faire mouvement, voilà la grande question, car les coopératives et les mutuelles évoluent la plupart du temps en rangs dispersés tant sur le terrain économique que sur le plan politique. De telle sorte que ce qu’elles disent dans l’espace public ne réussit que très peu à faire entendre les demandes sociales dont elles sont porteuses. C’est pourquoi aujourd’hui, à la faveur de la crise, une partie du mouvement coopératif est plus soucieux de croiser la création de richesse avec la justice sociale même quand les coopératives deviennent de grandes entreprises : oui, disent des dirigeants, il est possible que les valeurs coopératives ne soient pas émoussées par ses réussites économiques ; oui des coopératives désencastrées de l’économie capitaliste de marché, c’est possible parce qu’on ne tolère plus les magistrales dérives du modèle économique dominant et la trop faible distribution sociale de la richesse qui l’accompagne sans compter cette montée lancinante d’une forte menace sur les écosystèmes. Bref, on prend davantage acte de l’urgence écologique et on affirme plus ouvertement sa volonté d’intervenir dans l’espace public (Larose, 2012 ; Jeantet, 2008 ; Pezzini, 2012 ; Sibille et Ghezali, 2010).

Cependant, une question se pose ici : qu’en est-il du côté de la recherche ? Les théories les plus récentes portant sur l’économie coopérative, sociale et solidaire sont-elles à la hauteur ? Ont-elles enregistré ce phénomène? Il semble que non ! En deuxième lieu, les prises de position relativement nouvelles au sein du mouvement traduisent-elles une dynamique réelle du mouvement coopératif international qui va dans la direction ci-haut mentionnée ? Nous pensons que oui ! Explications.

3. La recherche francophone en sciences économiques et sociales : de quelques points aveugles

Historiquement, les initiatives de l’économie coopérative et sociale ont été des mobilisations inspirées par: a) les besoins socioéconomiques de groupes sociaux ou de communautés (la nécessité) ; b) les aspirations de groupes ou de communautés à une identité propre ; c) et plus largement, l’horizon partagé d’une société démocratique et équitable. Cette mobilisation économique a été et est souvent le fait, en amont et en aval, de mouvements sociaux motivés par le développement d’activités économiques qui croisent initiative et solidarité. La théorisation des deux dernières décennies (1990-2010) entourant ce type d’économie nous a fourni un certain nombre d’éclairages, mais a laissé dans l’ombre plusieurs éléments très importants.

C’est ainsi que dans la plupart des pays du Nord, les recherches sur la «nouvelle économie sociale» (coopératives et associations) au cours des décennies 1990-2000 ont porté leur attention sur les mobilisations liées à l’insertion à l’emploi et au développement de nouveaux services collectifs de proximité. Bref, des initiatives en rapport plus direct avec l’État dans le cadre de missions de service public (garde d’enfants, services à domicile, insertion socioprofessionnelle des jeunes, etc.). Les recherches ont également porté, dans une moindre mesure, sur le commerce équitable pour ce qui est de la dimension internationale. En Europe, ces travaux ont été théorisés pour beaucoup autour de la notion d’« économie solidaire », notamment en France (Laville, 1994 et 2000).

Cette théorie de l’économie dite solidaire en France a eu une certaine influence sur de nouvelles générations de chercheurs, ce qui les a amenés à délaisser ou à ignorer les coopératives. C’est particulièrement le cas au Québec. Car cette théorie a surtout valorisé l’association, souvent au détriment de la coopération identifiée à une ancienne économie sociale banalisée par le marché. Un doute a été jeté sur l’approche coopérative et sur sa capacité à participer à l’élaboration et à la mise en oeuvre d’un nouveau modèle de développement.

Le sens premier et fondamental qu’on attribue aux entreprises de propriété collective est de s’associer pour entreprendre autrement (Demoustier, 2001). Or plusieurs variantes de cette définition de base ont émergé les unes insistant davantage sur la dynamique organisationnelle et sur le modèle coopératif (Vienney, 1994), d’autres sur la contribution économique et socio-institutionnelle (Bidet, 1997; Defourny et Monzon Campos, 1992) ou sur la contribution socioéconomique au développement de communautés au Nord comme au Sud (Favreau et Fréchette, 2003 ; Defourny et Develtere, 1999), ces derniers se rapprochant des travaux sur le développement local issus de la nouvelle géographie économique (Pecqueur, 2000; Benko et Lipietz 2000 ; Lipietz, 2001) autour des systèmes locaux de production fondés sur la coopération interentreprises.

Avec le recul, on se rend davantage compte que la théorie liée à la notion d’«économie solidaire» (dans sa version européenne) est une théorie particulière née de l’expérience des années 90 qui est directement liée à son objet privilégié : les associations intervenant sur le marché public (services de proximité, etc.). Cette théorie nous a éloigné latéralement de la trajectoire du mouvement coopératif, ne lui a pas rendu justice dans les années 1990 et nous a empêché de capter son renouvellement au cours de la dernière décennie (2000-2010) tant au plan local qu’international.

Globalement, ces travaux, et c’est un des points aveugles, ont sous-estimé la dimension politique de ces entreprises à propriété collective. Et en sciences de la gestion, depuis plus longtemps encore, la plupart des travaux de recherche ont littéralement ignoré cette dimension. Ce faisant les notions d’« identité », de « mobilisation citoyenne », d’« ancrage territorial », de « rapport de forces », de « mouvement » et de « représentation politique », pour ne nommer que celles-là, ont semblé ne pas exister. À l’exception de travaux très récents comme ceux de Draperi (2011) et les nôtres (Favreau et Molina, 2011; Favreau et Hébert 2012). De plus, autre point aveugle, sauf exception (Lipietz, 2012; Gadrey, 2010), peu de travaux cherchent à rendre compte du lien existant entre économie coopérative et écologie.

Finalement, plusieurs de ces théorisations n’ont été d’aucun secours pour comprendre ce qui se passait en la matière dans les sociétés du SudÙ. Or, dans une majorité de ces sociétés, existe la prévalence d’un secteur dit «informel» (ainsi nommée par le BIT) et non pas d’une économie capitaliste de marché comme dans les pays du Nord. ces théorisations n’ont pas permis pour la plupart de saisir la dynamique de cette économie mieux qualifiée d’«économie populaire» par des chercheurs évoluant surtout dans et près d’ONG (Ortiz, 1995; Corragio, 2001; Fonteneau, Fall et Nyssens, 1999). Historiquement, les coopératives et les mutuelles, au Nord et au Sud, ont pénétré fortement des secteurs économiques comme la finance (épargne et crédit; assurance); l’agriculture de même que celui de la forêt. Or aujourd’hui, ces secteurs anciens, un moment relativement marginalisés et adaptés à l’économie générale de leur société, sont redevenus stratégiques. Pourquoi? Parce que l’agriculture et la forêt développées industriellement de façon intensive ont une influence considérable sur le dérèglement des écosystèmes. C’est donc en grande partie de ce côté qu’on trouvera une réponse structurante à la crise écologique. Les recherches plus récentes sur les coopératives de ces secteurs font l’hypothèse que l’adaptation au modèle capitaliste dominant est réversible (Draperi, 2011; Develtere et alii, 2009).

4. Aller vers une transformation écologique de l’économie

La crise actuelle est une crise socio-écologique du capitalisme financier. La donne mondiale a radicalement changé. Nous assistons, nous résume l’économiste Jean Gadrey, « à la première crise socio-écologique du capitalisme financier et boursier, la première où la raréfaction des ressources et les dégâts écologiques ont eu une influence sur le plongeon économique » (2010 : 152). En d’autres termes la probabilité que les facteurs écologiques jouent un rôle plus déterminant est au rendez-vous dans les développements futurs, à l’échelle de la planète, de la production d’énergies et donc dans le transport, dans l’agriculture, dans l’habitat, etc..
La transition vers une économie durable : un rapport de forces mondial
Ce n’est pas un hasard si plusieurs mouvements affichent la nécessité de transiter vers une économie durable, « verte » et solidaire. Par exemple, un certain nombre de coopératives ont fait naître des filières d’activités économiques d’avant-garde dans des secteurs comme la bioénergie, l’agriculture biologique, l’énergie éolienne et solaire ainsi que la géothermie. En outre, des organisations syndicales travaillent depuis un bon moment sur des projets de conversion écologique de l’économie; des communautés locales au Sud comme au Nord passent au solaire pour s’alimenter en électricité. De plus le commerce équitable est en voie de sortir de ces quelques niches que sont le café et la banane, etc. Exemples parmi d’autres de ce que peuvent faire des mouvements sociaux engagés dans des initiatives économiques. Mais, plus largement, de plus en plus de mouvements cherchent à peser sur les pouvoirs publics et les institutions internationales pour que les États redirigent une partie de l’argent public et de l’argent privé vers une « économie verte »; soutiennent la relocalisation de certaines activités économiques ; développent une fiscalité nouvelle (taxes «kilométriques») sur les transports; misent prioritairement sur les énergies renouvelables développées par des entreprises collectives et/ou des gouvernements locaux; favorisent, par des mesures incitatives fortes, voire contraignantes, la diminution de la consommation énergétique fossile de l’industrie, de l’agriculture, de l’habitat, du transport; provoquent la conversion industrielle de certaines entreprises particulièrement polluantes (pétrolières et gazières) ; forcent les multinationales à assumer leurs responsabilités sociales et écologiques. Quant à l’économie coopérative, sociale et solidaire, elle ose parfois, avec l’aide de gouvernements locaux ou de mouvements, à retirer des territoires d’expansion aux multinationales dont la seule préoccupation est le profit maximum surtout celles qui gèrent des biens communs comme l’énergie, l’eau, la forêt, la santé, la culture et l’éducation, etc. (Favreau et Hébert, 2012; Sibille et Ghezali, 2010).

Reste que passer à une économie écologique ne va pas de soi même pour les coopératives comme le mentionne Petrella dans son entrevue pour le Sommet international (mai 2012) : La culture des coopératives vis-à-vis de l’environnement n’était pas très marquée avant les années 1980-1990. La préoccupation était présente, mais d’une manière marginale. C’est que la transition écologique de l’économie suppose qu’on se pose les deux questions suivantes : Quels secteurs fait-on croître? Quels secteurs fait-on décroître? La réponse n’est pas facile. Beaucoup d’emplois, dans l’industrie comme dans l’agriculture, sont en jeu et la conversion écologique de l’économie ne peut se faire sans être accompagnée d’une démarche de justice sociale pour les communautés concernées. Un certain nombre d’organisations ont donc emboîté le pas et se sont engagées dans cette bataille. Ils ont commencé à se mettre au vert et au développement durable et solidaire des territoires, mais rien de cela ne relève de l’évidence chez leurs membres [2]. Une action collective de longue haleine et un débat bien argumenté dans l’espace public se profilent à l’horizon, car le rapport de forces mondial n’est pas très favorable à cette dynamique d’autant que l’économie dominante a changé de régime, particulièrement à partir des années 1980, en réussissant à imposer « sa logique mortifère qui a généré une crise économique majeure et une crise écologique d’ampleur historique » (Kempf, 2009).

En effet, la défaillance des États mis sous perfusion des lobbies des multinationales a conduit à l’affaiblissement considérable de la coopération internationale interétatique en matière de développement durable, initiée par Rio 1992 et Kyoto 1997, parce que les deux plus grands pollueurs de la planète, les États-Unis et la Chine ont refusé à Copenhague fin 2009 de se soumettre à un ensemble de règles supranationales et que la plupart des grandes puissances de ce monde ont boudé Rio+20 en juin 2012. Ce qui a laissé le champ libre aux lobbies. La conclusion pour plusieurs mouvements est ainsi devenue de faire progresser prioritairement des entreprises sous contrôle démocratique dans toutes les sphères possibles partant de l’idée qu’elles ne sont pas branchées, comme les grandes entreprises du secteur privé, sur la seule recherche de rendement maximum, mais plutôt, en tant que secteur non capitaliste, sur la double perspective d’une lucrativité limitée et d’une utilité sociale envers leurs communautés et leur société.

L’urgence écologique s’impose dans le débat politique

De façon plus générale, l’urgence écologique s’impose de plus en plus dans le débat démocratique de chaque pays comme dans les institutions internationales. Intégrer notamment les questions de climat et de biodiversité dans les décisions économiques, politiques et sociales est devenu incontournable. L’écologie n’est plus une simple force d’appoint, mais une proposition centrale intimement liée à la résolution de la crise. Les alternatives présentent dans des milliers d’expériences locales et dans les politiques publiques de pays (encore trop peu nombreux) témoignent de cela. Cependant, ces alternatives vont demeurer limitées si elles ne sont pas couplées avec une solution globale portée conjointement par de grands regroupements coopératifs et d’économie sociale, des mouvements sociaux et des partis politiques qui ont suffisamment de vision, d’ouverture aux autres, de force de proposition et de leadership pour favoriser des mises en réseau à toutes les échelles (locale, nationale et internationale) de manière à peser sur le rapport de forces mondial. D’où l’idée issue des RMB en France et de réseaux coopératifs au Québec de construire une plate-forme de chantiers prioritaires et de propositions servant de ciment commun et d’éléments programmatiques pour des partis politiques progressistes et des agences internationales comme le PNUE, le PNUD, l’OIT, la FAO, etc. Ceci étant dit, il s’avère nécessaire de démontrer l’existence de nouveaux possibles combinant amélioration des conditions de vie et force d’un «bien vivre ensemble». Nous l’avons fait dans le cadre d’une enquête que nous avons menée récemment laquelle nous a permis d’identifier 50 expériences significatives à travers le monde (Favreau et Hébert, 2011).

Faire mouvement : une nouvelle dynamique internationale des coopératives est en marche

La dynamique des coopératives et de l’économie sociale et solidaire ne pourra à elle seule inverser l’ordre des choses. On devra aussi compter sur la coopération internationale des États les plus progressistes, celle des mouvements paysans et celle du mouvement des travailleurs, le tout dans la perspective d’ouvrir de grands chantiers prioritaires, autrement dit des initiatives de caractère stratégique notamment celles qui peuvent relancer l’agriculture au Sud. Mais plus que cela, il faut travailler à fédérer et à confédérer les initiatives à toutes les échelles (locale, nationale et internationale) d’affirmer plusieurs directions d’organisations de coopération internationale faisant du développement coopératif. C’est là toute l’importance de la représentation politique.

Du congrès de l’Alliance coopérative internationale (ACI) en 2009 à Genève en passant par la Conférence internationale de Lévis en 2010 et les Rencontres du Mont-Blanc en France en 2011 jusqu’à Sommet international des coopératives piloté conjointement par le Mouvement Desjardins et l’Alliance coopérative internationale (ACI) de 2012, trois ans auront passé [3]. Pourtant en une période aussi courte, bien des choses relativement inédites auront été réalisées. D’abord, on n’hésite plus, dans le mouvement coopératif international, à parler des dérives du capitalisme et à présenter les coopératives et autres initiatives de ce type comme faisant partie des solutions de sortie de crise du capitalisme. La conclusion qui en a découlé : « Sortons d’un travail en rangs dispersés et faisons mouvement ».

Certes, les coopératives ne sont pas là pour remplacer ce que Ricardo Petrella nomme si justement l’«économie capitaliste de marché». Elles peuvent cependant offrir une alternative et endiguer l’influence du modèle économique dominant dans plusieurs secteurs. N’est-ce pas ce qu’elles ont fait et font dans des secteurs comme la finance ou l’agriculture! En occupant ensemble 10 % du marché de l’emploi, 10 % de la finance et 10 % du PIB dans un très grand nombre de pays de la planète (plus parfois comme c’est le cas des pays scandinaves!), elles peuvent en modifier sérieusement la structure économique. À partir de ce seuil, les coopératives représentent un important levier pour les régions et les pays… C’est ce que j’affirmais dans une entrevue pour le site du Sommet international des coopératives (17 mai 2012) laquelle fut reprise par la [rubrique sur les coopératives du site de l’ONU->http://uncoopsnews.org/?p=508].

« Développement durable et solidaire de nos communautés », « renouvellement des services collectifs dans nos communautés », « réponses à l’urgence écologique », « coopération internationale Nord-Sud », questionnement sur l’« action politique » la plus appropriée, etc. sont aujourd’hui des thèmes plus familiers illustrant la recherche d’une nouvelle voie. À l’échelle internationale, le mouvement coopératif a pris conscience de sa faible influence sociopolitique auprès des pouvoirs publics et des institutions internationales, d’une influence qui ne correspond pas à son poids économique et à sa volonté de faire avancer une économie qui ne soit pas au service de l’appât du gain. Bref, le mouvement coopératif réalise, surtout depuis la crise de 2008, qu’il se «fait avoir» par les lobbies des multinationales sur les normes comptables internationales, par une finance spéculative tolérée par les pouvoirs publics et sur les questions de développement durable. En d’autres termes, pour ce mouvement, l’économie capitaliste de marché n’est pas la solution et est même plutôt jugée comme ayant provoqué la crise. Ce dont témoignent largement de nombreux écrits issus de l’intérieur du mouvement et de nombreuses rencontres internationales, ce qui est relativement nouveau.

Les coopératives, avec l’adoption par l’ONU de 2012 comme année internationale des coopératives, sont beaucoup plus conscientes de faire partie d’un mouvement international. Les dirigeants du mouvement sont aussi plus conscients de l’importance de l’Alliance coopérative internationale (ACI) comme organisation de représentation politique à l’échelle de la planète. On découvre ou redécouvre l’ACI d’autant plus qu’on voit mieux la dimension planétaire de la crise. De plus, la solidarité internationale Nord-Sud devient aujourd’hui plus forte au sein du mouvement coopératif, du moins celle que nous pouvons observer à partir du Québec avec Développement international Desjardins (DID) et SOCODEVI, deux organisations d’ailleurs bien présentes dans cette dynamique (Favreau et Molina, 2012). Ajoutons que le Sommet international des coopératives n’entend pas faire de cet évènement quelque chose d’exclusif, mais bien le premier d’une série de rencontres internationales qui renforceraient latéralement l’ACI.

Observant depuis plus d’une décennie déjà les mouvements sociaux internationaux comme celui des travailleurs (CSI), celui des agriculteurs, le mouvement citoyen international (FSM) et le mouvement coopératif (l’ACI et la coopération Nord-Sud), nous avons été à même de constater que ce mouvement pouvait être en phase avec les autres mouvements.

Pour en savoir plus

BOURQUE, G., L. FAVREAU et E. MOLINA (2012). Le capitalisme en crise, quelle réponse des coopératives ? Revue Vie économique, Vol. 3, No 4, Montréal, Éditions Vie économique, coopérative de solidarité
http://www.eve.coop/?r=15

DEFOURNY, J. et P. DEVELTERE (1999). L’économie sociale au Nord et au Sud, Bruxelles, De Boeck Université.

DEVELTERE, P., I. POLLET et F. WANYAMA (2009). L’Afrique solidaire et entrepreneuriale. La renaissance du mouvement coopératif africain, Genève, BIT.

DRAPERI, J.-F. (2011). L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise ? Capitalisme, territoires et démocratie, Paris, Dunod.

FAVREAU, L. et E. MOLINA (2011). Économie et société. Pistes de sortie de crise, Québec, PUQ.

FAVREAU, L. et E. MOLINA (2012). Le mouvement coopératif québécois et la solidarité internationale. L’expérience de SOCODEVI, Québec, ARUC-DTC. Disponible sur le site du GESQ

FAVREAU, L. et M. HÉBERT (2012). La transition écologique de l’économie. Contribution des coopératives et de l’économie solidaire. Québec, PUQ.

GADREY, J. (2010). Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire, Paris, Éd. Les petits matins.

Grossman, E. et S. Saurugger (2006). Les groupes d’intérêt. Action collective et stratégies de représentation. Colin, Paris.

JACKSON, T. (2010). Prospérité sans croissance. la transition vers une économie durable, Bruxelles, Éd. De Boeck.

JEANTET, T. (2008). L’économie sociale, une alternative au capitalisme, Paris, Ed. Economica.

KEMPF, H. (2009). Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, Paris, Seuil.

KEMPF, H. (2010). L’oligarchie, çà suffit ! Vive la démocratie, Paris, Seuil.

LAROSE, G. (2012). « Coopératives : la transition écologique de l’économie s’impose ! » Revue Vie économique, Vol. 3, No 4, Montréal, Éditions Vie économique, coopérative de solidarité
http://www.eve.coop/?r=15

LIPIETZ, A. (2012). Green Deal. La crise du libéral-productivisme et la réponse écologiste, Paris, Éd. La Découverte.

PETRELLA, R. (2012). Entrevue réalisée en mai sur le site du Sommet international des coopératives

PEZZINI, E. (2012). « La capacité d’innovation et d’exploration des nouveaux secteurs coopératifs. Le cas italien », Revue Vie économique, Vol. 3, No 4, Montréal, Éditions Vie économique, coopérative de solidarité.

SIBILLE, H. et T. GHEZALI (2010). Démocratiser l’économie. Le marché à l’épreuve des citoyens, Paris, Éd. Grasset.

[1] Des dirigeants d’organisations coopératives et mutualistes comme Felice Scalvini (vice-président de l’Alliance coopérative internationale), Enzo Pezzini (du réseau européen des coopératives de travail), Thierry Jeantet, Hugues Sibille et Gérald Larose (des Rencontres du Mont-Blanc) de même que bien d’autres prennent leurs distances du modèle actuel. Des congrès et des conférences de portée internationale se démarquent : le congrès international de l’ACI en 2009 à Genève sur la question du changement climatique ; la conférence internationale de Lévis en 2010 sur le projet de société du mouvement ; les Rencontres du Mont-Blanc de 2011 à Chamonix et ses visées en matière de transition écologique ; le Sommet international des coopératives à Québec en 2012. Sans compter un retournement de situation dans la recherche en sciences économiques et sociales et chez des journalistes de renom qui redécouvrent les « vertus » d’une économie coopérative, sociale et solidaire porteuse d’un projet politique pour aujourd’hui (Draperi, 2011 ; Lipietz 2012 ; Petrella 2012 et 2007 ; Favreau et Molina 2011 ; Gadrey, 2010 ; Brunel, 2010 ; Kempf, 2009 et Lisée 2009).

[2] Voir sur le blogue Oikos mon analyse de la réponse syndicale face à l’éventualité d’une fermeture de Gentilly-2

[3] Pour une mise en perspective du Sommet, voir mon article dans le blogue Oikos du 3 octobre