Thierry Jeantet, dirigeant français d’un consortium européen de mutuelles et président des Rencontres du Mont-Blanc sera parmi nous ce mois-ci. Jeantet fait exception à la règle : c’est un dirigeant du mouvement coopératif qui écrit des livres et pas n’importe lesquels. Son dernier livre : L’économie sociale, une alternative au capitalisme paru aux Éditions Économica à Paris il y a deux ans (2008) avance l’idée que le capitalisme n’a pas gagné la bataille et que les coopératives, les mutuelles et les associations constituent une « réponse moderne aux attentes citoyennes ». Le titre surprend et l’affirmation est forte. Nous ne sommes pas habitués à ce langage de la part d’un dirigeant du mouvement coopératif, surtout au Québec. Et pourtant ! Il sera conférencier à l’ouverture de la conférence internationale organisée par le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM) en collaboration avec des groupes de recherche ayant pignon sur rue à l’UQO et à l’UQAR, l’ARUC-ISDC et l’ARUC-DTC. À Lévis les 22 et 23 septembre : http://www.projetdesociete.coop/ Question-clé : les coopératives peuvent-elles exercer, sur le terrain économique et social, un certain leadership tant sur la scène nationale qu’internationale, surtout en cette période de crise économique et sociale adossée à une crise écologique qui nous oblige à repenser le modèle capitaliste ? La logique coopérative peut-elle aller jusqu’à être au cœur du système économique ? Peut-être ! La pression capitaliste est cependant très forte, très très forte ! La question centrale devient alors : oui mais à quelles conditions jouer ce rôle de contributeur à la sortie de crise dans laquelle nous sommes plongés. S’appuyant sur une approche sociopolitique, mon livre [1] tente de répondre à la même question que celle de Jeantet. Il retrace l’itinéraire de ces entreprises coopératives du Québec et termine sur le potentiel alternatif de ce mouvement pour sortir du capitalisme [2] . Extraits inspirés de la conclusion d’un livre qui vient tout juste de sortir et qui sera lancé dans le cadre de la dite conférence internationale.
Capitalisme et équité : est-ce conciliable ?
Peut-on concilier capitalisme et équité ? Pas sûr, loin s’en faut ! La crise actuelle n’est pas seulement financière et économique. Elle est écologique et sociale. C’est une crise globale qui nous force à réinterroger nos partenariats comme le disait si bien François Chérèque, secrétaire général de la CFDT au Congrès de la centrale syndicale en juin dernier [3] : « La crise n’a jamais été aussi forte et les inégalités aussi grandes. Notre conception du compromis social ne peut plus être la même ». Comment alors réinventer l’économie et l’orienter vers un type de société qui entend respecter les équilibres écologiques et être porteuse de justice économique et sociale ? On ne part pas de zéro : des solutions à ces questions sont déjà en partie contenues dans les pratiques les plus innovatrices des mouvements. En fait, des alternatives sont déjà là dans des milliers d’expériences de ce type au Québec et de par le monde. Il faut cependant les coupler avec des alternatives globales pour fournir une vision d’ensemble, alimenter un projet des changements économiques et sociaux à faire et favoriser la mise en réseau des organisations concernées à toutes les échelles d’intervention (locale, nationale et internationale).
Le mouvement coopératif, avec d’autres mouvements, refuse en principe cette idée reçue d’une séparation entre justice sociale et création de richesses. Et chose certaine, le divorce est manifeste entre, d’un côté, les valeurs de l’économie dominante soit le tout au marché, l’appât du gain et le triomphe de la cupidité et de l’autre, les valeurs de la société à savoir la démocratie, la justice économique et sociale, le développement durable et solidaire des communautés et l’équité hommes-femmes. Les coopératives et l’économie sociale partagent ces valeurs de la société. Mais à quelles conditions, celles d’aujourd’hui en 2010, ces coopératives peuvent-elles vraiment se manifester à contre-courant des valeurs de cette économie dominante ?
Projet de société et mouvement coopératif québécois : une brève histoire
Le Conseil de la coopération du Québec a pour mission de participer au développement social et économique du Québec en favorisant le plein épanouissement du mouvement coopératif québécois et ce, en accord avec les principes et les valeurs de l’Alliance coopérative internationale (ACI) (extrait de mission, site du CQCM)
Le mouvement coopératif québécois n’en est pas à sa première réflexion sur son projet de société. Dans sa période d’émergence au début du 20ième siècle jusqu’aux années 60, il a assumé une affirmation nationale, c’est-à-dire le destin des Canadiens-français devenus par la suite des Québécois (comme d’autres mouvements d’ailleurs, notamment l’UPA et la CSN). Sa concentration dans les secteurs de l’épargne, de l’agriculture et de la prévoyance a permis de fournir au nationalisme économique d’ici les premières assises du « modèle québécois de développement ». Puis, dans les années 60, avec la « révolution tranquille », le mouvement coopératif, en participant à ce « modèle », s’est renforcé et fortement diversifié au point de constituer plus tard, dans les années 90, une quinzaine de fédérations, tant sur les plans sectoriel que régional, au sein d’une même organisation, le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM).
Ce faisant, le projet social dont il était porteur jusque là est alors devenu pluriel. Car, tout au long des décennies 70 et 80, des courants alternatifs alimenteront ces nouvelles coopératives dans des secteurs comme le travail, l’alimentation et l’habitation par exemple. Des proximités plus grandes de certaines de ses composantes avec le mouvement syndical et le mouvement communautaire se seront également faites jour. Aujourd’hui, même si le nationalisme économique fait partie de la toile de fond (symbolisé par le mouvement Desjardins pour les coopératives et par Hydro-Québec pour les entreprises publiques) d’un projet québécois de développement économique et social et même si les utopies autogestionnaires sont encore présentes à l’état diffus, cela ne suffit plus. Crise globale du capitalisme et mondialisation néolibérale obligent !
La réflexion aujourd’hui cherche à reconfigurer l’ensemble de l’économie : « imaginer l’après-crise » (Lizée, 2009) ; le « monde d’après » (revue Alternatives économiques, 2009) ; « sauver la planète en sortant du capitalisme » (Kempf, 2008) ; « écologie sociale et politique » (Lipietz, 2009 ; George, 2008) ; « social-démocratie renouvelée » (coopérative d’édition OÏKOS) ; « alternative au capitalisme par l’économie sociale » (Jeantet, 2008) ; « démocratie participative et économie solidaire » (Béland, 2009) ; « nouvelle narration du monde » (Petrella, 2007). Constante de ces travaux et réflexions, du moins pour une majorité : a) le retour de la notion de capitalisme (et de sa critique comme système économique dominant) ; b) l’urgence écologique ; c) l’ouverture à la dimension planétaire des enjeux.
Urgence écologique, justice sociale et solidarité internationale : pièces maîtresses d’un projet de société pour aujourd’hui
Le 20e siècle a vu surgir un « New Deal » entre le capitalisme et le mouvement ouvrier, ouvrant ainsi une série de compromis qui ont sorti les pays du Nord du capitalisme sauvage au bénéfice de régulations sociales : la notion d’État social rend bien compte de ses régulations parce que ce type d’État a été parachevé dans l’après-guerre en s’appuyant sur trois piliers : 1) le développement d’un important service public (éducation, santé, infrastructures…) ; 2) une fiscalité redistributive de la richesse collective (aides sociales diverses, régimes collectifs de retraite…) et 3) une action sur l’économie et l’emploi (législation du travail, politiques d’assurance emploi, d’insertion socio-professionnelle, de développement local et régional, politique à l’égard des coopératives…). Et, dans la même dynamique, la reconnaissance par les pouvoirs publics de la légitimité de certains mouvements sociaux : mouvement des travailleurs (syndicats), organisations de producteurs agricoles, mouvement coopératif et mutualiste de même que celui des associations de consommateurs. La mobilisation sociale de ces mouvements et la volonté politique de partis politiques progressistes de construire des États sociaux auront favorisé la mise en place de telles régulations (Castel, 1995). Alors quoi pour le 21e siècle ?
Aujourd’hui, d’une part, la justice sociale ne peut plus être pensé dans le seul cadre national et, d’autre part, la réponse à l’urgence écologique s’est fortement imposée. Cela est au cœur de tout projet de société du 21e siècle. Dans des pays comme le nôtre, la croissance est sa propre fin et la surconsommation garantit que l’économie tourne. Cette logique de la surconsommation de masse prévaut mais elle est écologiquement, économiquement et socialement invivable. Elle est surtout le contraire de ce que le mouvement coopératif s’évertue à faire au jour le jour, c’est-à-dire satisfaire les besoins de communautés et de groupes et de personnes en matière d’habitat, de services funéraires, d’assurances, d’épargne et crédit, de commercialisation collective de produits agricoles…Sans compter que tous les mouvements participent d’un commun refus : celui d’avoir à choisir entre la justice et le développement économique, choix que le capitalisme nous incite à faire chaque jour. On voit bien là l’opposition majeure, voir radicale entre deux conceptions de la vie en société.
Projet de société : l’ouverture d’une brèche dans le système économique dominant
Beaucoup de choses ont changé au plan international dans les deux dernières décennies : grandes transitions économiques, politiques, sociales et environnementales de la planète ; transformation des grandes organisations sociales nées ou reconstituées dans l’après-guerre tels le mouvement syndical, le mouvement des agriculteurs et le mouvement coopératif ; émergence de nouveaux réseaux ou de nouvelles organisations : mouvement de la consommation responsable, économie solidaire et commerce équitable, réseaux de femmes dans les quartiers des bidonvilles du Sud, réseaux de développement local, etc. (Favreau et alii, 2008). Sans compter l’internationalisation de l’action collective à travers l’expérience du mouvement international des femmes (MMF), des Forums sociaux mondiaux et d’une multitude de réseaux initiés par la société civile. De même, la conjoncture économique et politique internationale, très incertaine et très instable, a ouvert une brèche (Favreau et alii, 2010) qui a permis aux mouvements sociaux de commencer à se redéployer autrement.
Et si le mouvement coopératif – de concert avec d’autres mouvements, celui des travailleurs, celui des producteurs agricoles, celui des consommateurs responsables, celui de l’écologie, etc.- travaillait à la réalisation d’un new deal écologique et social au Québec et à l’échelle de la planète !? Le président du mouvement, Denis Richard, disait récemment qu’il fallait accoucher d’une autre mondialisation, plus équitable, plus démocratique et plus solidaire (CQCM, 2010).
…Il existe deux sortes de mondialisation. D’une part, une mondialisation de croissance économique, « sans développement », qui repose sur la délocalisation d’entreprises vers des pays où les coûts de production sont toujours de plus en plus bas. Comme l’indique une étude du Worldwatch Institute, cette mondialisation conduit vers un cul-de-sac. D’autre part, il y a une mondialisation fondée sur des rapports équitables entre les pays, entre les partenaires, une mondialisation qui mise sur les ressources humaines, les communautés, les régions et qui tient compte des coûts sociaux et environnementaux du développement.
Denis Richard, président du Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM) |
Autrement dit, si le 20e siècle a donné un new deal social significatif pour l’ensemble des travailleurs, un État social, il n’est pas interdit de penser à l’émergence au 21e siècle d’« une nouvelle utopie, une sorte de New Deal écologique, d’une entente générale entre les États visant un développement durable mais cette fois-ci à l’échelle mondiale » (Lipietz 2009).
Sortir de la crise actuelle : de quelques raisons de vouloir réinventer l’économie
Peut-on véritablement sortir de cette crise et même fournir une alternative au capitalisme ? Historiquement, certains ont pensé avoir trouvé la réponse que ce soit la social-démocratie (par la régulation du capitalisme), le communisme (par le monopole d’État sur les moyens de production) ou le nationalisme populaire (par la décolonisation des pays du Sud). On mesure mieux aujourd’hui le caractère en bonne partie illusoire de ces projets et le coût social, dans certains cas, que cela a pu entraîner. Il n’en demeure pas moins que, tout au long du 20e siècle, certaines sociétés ont réussi à faire progresser substantiellement leur démocratie et leur développement. D’où la notion forte d’État social.
Mais qu’est-ce qu’un État social ? La plupart des mouvements sociaux le valorisent. Le contenu réel de cet État social varie cependant beaucoup d’une société à l’autre. Et les stratégies pour y arriver encore plus. Susan George, figure de proue du FSM, politologue et vice-présidente d’ATTAC-France, nous résume l’essentiel de cet État social :
Ce n’est peut-être pas révolutionnaire, mais je trouve que le modèle européen du « welfare state » tel qu’il a été imaginé dans les années 1930, puis après la guerre, serait un modèle plus qu’acceptable pour le monde entier. Il n’est pas réalisé, y compris chez nous, mais, dans l’idéal, il est fondé sur le concept de solidarité intergénérationnelle, de résolution des conflits sur la base du droit et de la négociation, de service public…..C’est un État qui essaie de faire en sorte qu’on n’ait pas constamment, individuellement, peur du chômage, de la vieillesse, de la maladie, de ne pas pouvoir correctement éduquer ses enfants. Le modèle européen a été une tentative d’instaurer ce type de relations entre le citoyen et l’État. Il serait un modèle universel réaliste. Le monde est assez riche pour le faire. Politis (#790, 26 février 2004).
Ce type de société, avec un État social fort adossé à un véritable régime démocratique, s’est développé, tout au long du 20e siècle jusqu’à aujourd’hui, grâce à la mise en place d’institutions de toute sorte (services publics, politiques de redistribution de la richesse par une fiscalité progressive et progressiste…). Mais, on l’oublie souvent, ces institutions ont été créées par la poussée de mouvements sociaux, dont le mouvement coopératif, mouvements qui ont été les porteurs des alternatives permettant de sortir de ce développement industriel capitaliste sauvage du 19e siècle qui avait tout misé sur la création de la richesse en fonction et au profit des seuls détenteurs du capital entraînant alors dans son sillon de multiples exploitations et exclusions et cela pendant de très nombreuses décennies.
Un première condition : sortir du « fondamentalisme de marché »
Que voulons-nous dire par « sortir du capitalisme » ? En premier lieu, cela veut dire « sortir du fondamentalisme de marché » comme l’affirmait l’Alliance coopérative internationale (ACI) à son dernier congrès (2009), la Confédération syndicale internationale (CSI) et le Forum social mondial (FSM). Autrement dit, se défaire de la pensée économique qui mise exclusivement sur la croissance sans s’occuper de développement, sur la concurrence plutôt que sur la coopération, sur la seule initiative privée pour réguler la société, sur le refus d’introduire un tant soit peu de démocratie dans les entreprises, le tout complété par un État minimal qui intervient comme pompier de service en cas de crise.
Un seconde condition : sortir de la privatisation de biens sociaux communs
En second lieu, sortir du capitalisme signifie sortir de la privatisation de biens communs sociaux. Les multinationales n’ont de cesse de s’en prendre aux politiques de régulation des États progressistes :
- en soutenant des politiques de privatisation de ressources naturelles que sont la terre, l’eau, les sources d’énergie, les forêts, etc. ;
- en préconisant des politiques sociales misant sur la privatisation de secteurs aussi stratégiques que la santé, l’éducation, la culture, l’agriculture… ;
- en refusant l’exercice d’une maîtrise collective et internationale du réchauffement de la planète.
- en préconisant des politiques économiques misant sur de grands pôles de croissance urbains au détriment des régions ;
- en favorisant une administration publique rythmée sur une « nouvelle gestion publique » qui est, à toute fin pratique, une gestion dont le référentiel principal est la manière dont le privé se gère ;
Une troisième condition : considérer la crise comme étant une crise globale
En troisième lieu, cela veut dire sortir de la crise globale, cette triple crise (écologique, économique et sociale) à laquelle la mondialisation néolibérale a donné lieu en approfondissant les inégalités sociales, en stimulant la financiarisation de l’économie et en mettant en échec les tentatives d’élaborer des politiques de protection réelle des écosystèmes (George, 2008). En termes imagés, l’économie dominante est-elle atteinte d’une xième grippe cyclique ou d’un cancer ? Plutôt d’un cancer qui prend différentes formes en s’attaquant à toutes les parties du corps social.
Sortir du capitalisme veut dire sortir de la crise financière en ne laissant pas le contrôle de la monnaie et du crédit au grand capital financier. Autrement dit, l’intervention des États et le renforcement d’un pôle économique d’entreprises sous contrôle démocratique permettraient de se défaire de la pression des actionnaires sur les entreprises, de la spéculation financière et des paradis fiscaux (Gadrey, 2010).
Sortir du capitalisme veut aussi dire sortir de la crise écologique que nous traversons. Le capitalisme a amplement bénéficié surtout dans les pays du Nord d’un siècle d’énergies à bas prix, de transports à peu de frais, de ressources naturelles en abondance, de pays du Sud colonisés puis mis sous ajustement structurel. Et ce capitalisme nous conduit aujourd’hui à l’affaiblissement généralisé de la coopération internationale en matière de développement durable initiée par Rio 1992 et Kyoto 1997. Les plus grands pollueurs de la planète ont refusé à Copenhague fin 2009 la soumission à un ensemble de règles supranationales (Godard, 2010) qui aurait permis d’ouvrir une nouvelle brèche dans un modèle axé sur une croissance sans limite.
Pour ceux et celles d’entre nous qui venons d’une expérience progressiste antérieure, comme la gauche socialiste, ce fut probablement un choc de mesurer l’ampleur des transformations dans la vie des sociétés humaines qu’implique l’écologie politique. Bien au delà des droits de l’homme ou de la redistribution des richesses, du pouvoir et de la propriété, l’écologie politique exige une transformation profonde de la vie matérielle, de la façon même de produire, de consommer, de partager la vie de la communauté. En ce sens elle apparaît comme plus « radicale » (allant plus à la racine des choses) que toutes les idéologies progressistes antérieures
Alain Lipietz, économiste et député européen du Parti vert français |
Sortir du capitalisme veut dire sortir de la crise sociale dans laquelle la mondialisation néolibérale nous a plongé : montée des inégalités sociales entre le Nord et le Sud et affaiblissement depuis 30 ans de la redistribution de la richesse dans bon nombre d’États sociaux pourtant fortement constitués.
Certes il n’y a pas de réponse ferme et définitive à la question de la sortie du capitalisme. Il y a cependant de fort bonnes raisons de douter qu’il nous sortira de la triple crise dans laquelle nous sommes engagés.
Une perspective : aller vers un new deal écologique et social
Un nouveau « new deal » écologique et social engage une action publique et citoyenne sur plusieurs fronts :
- Un renouvellement des régulations à l’échelle internationale ;
- Un développement écologique où l’on accorde plus de place aux entreprises de caractère public et sous contrôle démocratique qu’à l’économie marchande dans des créneaux d’avenir, celles d’une économie verte misant sur les énergies renouvelables et le maintien des écosystèmes ;
- Des mouvements sociaux qui convergent autour d’axes stratégiques communs ;
- Une redistribution des richesses par des impôts plus progressifs permettant d’offrir des services publics nouveaux ou renouvelés ;
- Un développement solidaire et durable des territoires.
Ces actions sur tous ces fronts engagent à sortir du capitalisme parce qu’elles viennent contrecarrer les objectifs des grandes entreprises privées (banques notamment) inscrites dans une logique de « la prospérité du vice » (Cohen, 2009) et « de la cupidité » (Stiglitz, 2010) des classes riches et des institutions qu’elles contrôlent. « Prospérité du vice » et « triomphe de la cupidité » qui entraînent des crises financières à répétition comme le disent ces deux économistes.
À première vue, cela paraît presque impossible car cela suppose de bousculer fortement les pouvoirs établis. La plupart des entreprises s’en tiennent toujours aux plus bas salaires et aux régions les plus pourvues. Les pouvoirs publics aujourd’hui, sous la pression de puissants lobbies privés, s’engagent très peu dans le repartage des richesses et des revenus… Il y a donc des blocages majeurs. Mais n’a-t-on pas vu le mouvement social du 20e siècle (syndicats, coopératives et mutuelles, grandes associations de consommateurs, partis politiques de gauche), faire corps, à certains moments stratégiques (Fronts populaires en Europe par exemple), pour sortir de la crise des années 1930 donnant ainsi naissance à ce « new deal » du 20e siècle portés par des États sociaux ?!
Les coopératives peuvent-elles être porteuses avec d’autres d’un tel projet de société ?
Les coopératives se distinguent par plusieurs aspects. Elles développent des structures économiques solidaires : leur propriété est collective plutôt qu’à capitaux privés. Elles sont fondées sur l’association plutôt que sur l’actionnariat. De ce fait, elles disposent d’un potentiel de refus de la séparation entre justice sociale et création de richesses. Partant de là, elles peuvent fort bien sur cette base participer d’une sortie du capitalisme. Car même si la pression capitaliste sur ces entreprises de propriété collective est forte et tend à les banaliser, les coopératives ont néanmoins, au fil du temps, forgé les assises d’un secteur économique non capitaliste. C’est à partir de là qu’elles ont un potentiel alternatif. Comment peuvent-elles le faire avec d’autres mouvements ? Cinq pistes (ou conditions concrètes pour aujourd’hui) vont servir ici pour illustrer cet horizon.
Première piste de sortie du capitalisme : la démocratisation de l’économie
La mondialisation en cours a relancé le débat sur la nécessité de repenser l’économie dans son ensemble. Le développement est prisonnier d’une définition trop restrictive qui l’associe la plupart du temps à la croissance. De plus en plus de mouvements vont par exemple proposer de relocaliser les activités économiques invoquant qu’il faut rompre avec ce modèle de développement qui tend à abolir les territoires et à dévaloriser les cadres de vie, ou encore intervenir en vue de développer une fiscalité nouvelle (taxes « kilométriques » sur les transports…), miser sur les énergies renouvelables, diminuer la consommation énergétique de l’industrie, de l’agriculture, de l’habitat, du transport par des mesures incitatives fortes, voire contraignantes (Harribey et Plihon, 2009), miser sur la coopération entre entreprises sur un même territoire et sur la participation des travailleurs aux destinées des entreprises.
Si les pouvoirs publics à l’échelle européenne reconnaissent les banques coopératives, les coopératives agricoles, ou bien encore les coopératives d’assurance, ils ne reconnaissent pas notre particularisme comme modèle d’entreprises avec nos logiques de propriété différentes, nos logiques de gouvernance différentes, nos logiques de gestion du profit tout à fait différentes. On est même attaqué, aujourd’hui, sur certains de ces éléments, notamment les réserves impartageables. On s’est donc regroupé pour avoir une plus grande force d’expression politique, y compris en lançant des pétitions auprès de nos membres.
Rainer Schlüter, directeur de la plate-forme des coopératives en Europe et directeur général de la section Europe de l’Alliance coopérative internationale, janvier 2009, Eco-Sol, Brest (France) |
Repenser l’économie, c’est aussi miser sur des entreprises à propriété collective, autrement dit au renforcement d’un fort secteur non capitaliste. Il faut davantage d’entreprises sous contrôle démocratique nous disent trois dirigeants du mouvement coopératif, C. Béland, P.Genest et H.Simard, dans Le Devoir du 11 mai 2010 en plaçant la logique coopérative au cœur du système économique.
Deuxième piste de sortie du capitalisme : le renouvellement de l’État social
L’État social, au Québec et dans les pays du Nord en général, est partiellement tombé en crise parce qu’il n’est pas parvenu à sortir de la précarité quelque 20% de sa population active, parce qu’il a exclu la plus grande partie des citoyens et des travailleurs des processus de construction des grands services publics destinés aux communautés et aux régions et qu’aujourd’hui le « fondamentalisme de marché » affirme ouvertement ses vertus en tentant de démontrer qu’il peut faire mieux que l’État. Mais la crise des « subprimes » aux Etats-Unis et son effet domino a vite révélé ses vices plus que ses vertus.
Il faut un État qui rend capable (« enabling State ») mais aussi un État garant (« ensuring State »), un État régulateur mais aussi un État démocratique dans lequel les partenariats opèrent sur la base de choix politiques d’abord et non sur la base principalement des activités d’influence de lobbies politico-administratifs. Aujourd’hui au Québec, depuis une décennie, on ne maintient plus à l’ordre du jour des politiques progressistes. On navigue à vue. Plusieurs politiques sont devenues des politiques publiques incertaines. Le Québec social de la dernière décennie est entré dans une période plus réactive. Nous sommes sans doute à une étape critique de l’histoire de l’État social. Le mouvement général de ces États, au Québec et ailleurs, est devenu moins lisible : brouillage de politiques publiques de plus en plus ciblées ou abandonnées au privé ; tyrannie des modes de gestion du privé dans les services publics dictée par l’idéologie de la « nouvelle gestion publique » ; utilisation de l’État comme pompier de service des banques dans le sillage de la crise financière. D’où l’interrogation : État-providence ou État manager ?
Pour progresser, malgré les reculs de la dernière décennie, des mouvements ont néanmoins fait progresser les choses. Nous référons notamment aux espoirs générés par une économie verte issues des communautés locales, aux espoirs de solidarité internationale issus des Forums sociaux mondiaux et aussi, eût égard au renouvellement de l’État social, aux espoirs entourant les innovations démocratiques de gouvernements locaux (conseils de quartier…).
Troisième piste de sortie du capitalisme : se mettre au vert
Tout le monde aujourd’hui veut se mettre au vert. La question est de savoir ce que cache le « vert ». Pour nous, cela signifie trouver des réponses satisfaisantes à l’urgence écologique car cette crise, avant, avec et après Copenhague, confirme, chiffres à l’appui, être la plus grave de toutes, celle du changement climatique, du réchauffement planétaire, de la perte de la biodiversité. Réponse : passer à une économie écologique car le changement climatique risque d’être irréversible sous peu (Kempf, 2008 ; Lipietz, 2009 ; George 2008). Le mouvement coopératif est-il engagé dans cette bataille ? Oui, il s’est mis au vert et au développement durable et solidaire des territoires. Par exemple, par le développement de coopératives mettant en valeur la biomasse forestière pour le chauffage d’écoles, d’hôpitaux… ; par le développement de nouveaux modèles d’affaires coopératif (consortiums de coopératives et de mutuelles sur un même territoire) ; par des filières d’activités économiques d’avant-garde tels que la bioénergie, l’éolien, l’agroalimentaire biologique, le récréotourisme, les produits non-ligneux…(Brassard, 2010).
Plus largement, il faut rediriger une partie de l’argent public et de l’argent privé vers une économie verte, forcer les entreprises du secteur privé à assumer ses responsabilités sociales et écologiques et les forcer à s’entendre avec les communautés locales où elles veulent s’implanter. Enfin, faire progresser prioritairement les entreprises sous contrôle démocratique dans tous les sphères possibles partant de l’idée qu’elles ne sont pas limitées, comme les entreprises du secteur privé à la seule recherche de rendement.
Parce que la planète est engagée dans une crise écologique majeure et que le capitalisme a changé de régime, particulièrement depuis les années 1980, en réussissant à imposer « sa logique mortifère qui a généré une crise économique majeure et une crise écologique d’ampleur historique » (Kempf, 2008), l’écologie sociale n’est plus une force d’appoint mais une proposition sociale et politique centrale.
Quatrième piste de sortie du capitalisme : construire un mouvement citoyen international
Les Forums sociaux mondiaux (FSM) ont ouvert une voie. Le mouvement citoyen international, bien qu’émergent, est bien vivant depuis près d’une décennie. Des campagnes internationales en faveur de l’annulation de la dette, la lutte contre les règles de libéralisation des marchés de l’OMC, l’exigence d’une réforme du FMI et de la BM, la demande d’une taxation des transactions financières, la fermeture des paradis fiscaux fournissent des exemples de mobilisation que ces forums ont suscité à l’échelle internationale. De même les FSM fournissent un éclairage sur le type de mondialisation en cours et ouvrent un espace de débat sur les institutions internationales dont nous disposons pour faire face à la crise globale. Et cette mobilisation qui s’internationalise tire son fondement, par delà les modèles socialiste, social-démocrate, vert ou libertaire, de la Déclaration universelle des droits de l’Homme :
Le mouvement citoyen international construit une alternative autour d’une ligne directrice, celle du respect des droits. Dans chaque société et au niveau mondial, la prise de conscience de l’impasse portée par le modèle néolibéral et l’ajustement structurel progresse. Une contre-tendance chemine dans le droit international : l’idée qu’il est possible de réguler l’économie et les échanges à partir du respect des droits…Dans chaque mobilisation, cette référence aux droits est de plus en plus centrale. (Massiah, 2003).
Cinquième piste de sortie du capitalisme : intensifier la solidarité internationale Nord-Sud
Par l’intermédiaire d’une aide publique renouvelée et par une intensification de la coopération internationale de proximité, il est possible de soutenir l’économie populaire et favoriser le premier développement, celui du renforcement du tissu économique local, que l’Europe a bâti pendant 200 ans avant de pouvoir réaliser sa révolution industrielle ; soutenir les communautés dans le contrôle des ressources naturelles qu’elles possèdent ; soutenir l’agriculture de proximité, abandonnée depuis 30 ans en Afrique, pour permettre à ce continent de passer d’une agriculture de rente à la souveraineté alimentaire ; développer les dispositifs d’épargne et de crédit nécessaires au développement local ; stimuler des gouvernements locaux dans la mise sur pied de systèmes de fiscalité locale ; stimuler les capacités institutionnelles et communautaires en matière de santé, de services sociaux, d’éducation ; développer l’économie des régions, etc.
En guise de conclusion
Ces pistes ou conditions n’ont rien de révolutionnaire. Mises ensemble, elles permettent, à notre avis, d’ouvrir la voie à une économie au service de la société et donc de sortir, dans les faits même si ce n’est que partiellement, du capitalisme, de ce « tout au marché » tout en nous préservant par les dispositifs de la démocratie participative du « tout à l’État ».
Comme nous le disions au début de ce billet, des alternatives sont déjà là dans des dizaines de milliers d’expériences locales concrètes. Ce sont des ouvertures vers un autre monde, un autre type de société. Mais il y a des conditions plus spécifiques encore pour que les coopératives ne se fassent pas bouffer par la pression capitaliste comme cela arrive très souvent : 1) il faut qu’elles soient couplées avec des alternatives globales portées par des organisations qui ont suffisamment de vision, de force de proposition et de leadership ; 2) que ces alternatives globales soient soutenues par des organisations fortes et mobilisatrices qui les portent à la hauteur requise (à toutes les échelles d’intervention : locale, nationale, internationale) ; 3) et que cette vision globale soit partagée par les plus importants mouvements autres que le mouvement coopératif soit les mouvements syndical, agricole, des femmes, communautaire et écologique de même que des mouvements politiques qui leur correspondent. On verra bien où la conférence internationale de Lévis des 22 et 23 septembre prochain nous mènera mais je terminerai en citant un économiste français, Maurice Parodi, qui connaît bien les coopératives :
L’économie sociale (coopératives, mutuelles, associations) joue un rôle déterminant au sein d’une économie plurielle. En effet, l’« économie » ne peut être réduite à une économie de type strictement capitaliste, dont le « principe de gouvernance » reste calé sur la rémunération maximale des capitaux investis au profit exclusif des actionnaires.De plus le projet de l’É.S. déborde très largement du champ économique. Il vise depuis ses origines l’instauration d’une société plus équitable, plus solidaire et plus démocratique. On ne peut dissocier son projet économique (entreprendre coopérativement) de son projet sociétal et donc on ne peut réduire son rôle, son poids et sa performance aux seuls indicateurs économiques de la richesse.
En définitive, si par son seul poids économique, l’ÉSS ne peut constituer aujourd’hui une alternative crédible à l’économie capitaliste, on ne peut sous-estimer son rôle social et l’impact sociétal de son modèle, de son éthique, de ses réalisations sur les composantes diversifiées de la planète économique. Sans faire tomber de son cheval, pour autant, le cavalier fou du capitalisme financier, elle peut contribuer à réveiller les consciences des acteurs sur la finalité humaine et sociale de toute l’économie et infléchir le modèle économique dominant vers plus de responsabilité vis-à-vis des enjeux d’un « développement durable », c’est-à-dire d’un développement économique viable, socialement équitable et écologiquement durable[4].
Pour en savoir plus
Sur le mouvement coopératif et son projet de société
Favreau, L. (2010), Mouvement coopératif, une mise en perspective, Collection Initiatives, PUQ, Québec
Favreau, L. (2010), Pistes de sortie du capitalisme : le mouvement coopératif est-il de la partie ? Cahier ARUC-ISDC/CRDC, UQO, Gatineau, 25 pages.
Sur le capitalisme actuel et la crise que nous traversons
Cohen, D. (2009), La prospérité du vice, une introduction (inquiète) à l’économie. Ed. Albin Michel, Paris.
Kempf, H. (2009), Pour sauver la planète, sortez du capitalisme. Seuil, Paris.
Lipietz, A. (2009), Face à la crise, l’urgence écologiste, Ed. Textuel, Paris.
Petrella, R. (2007), Pour une nouvelle narration du monde, Éditions Écosociété, Montréal
Sur les alternatives au capitalisme
Favreau, L., L.Fréchette et R.Lachapelle : Mouvements sociaux, démocratie et développement : les défis d’une mondialisation solidaire, PUQ, Sainte-Foy.
Jeantet, T. (2008), L’économie sociale, une alternative au capitalisme, Économica, Paris.
Jeantet, T. et J-P. Poulnot (2007). L’économie sociale, une alternative planétaire. Éd. Charles L. Mayer/Les Rencontres du Mont-Blanc, Paris.
Relations (2010), « Des voies pour réinventer l’économie ». Dossier de la revue Relations, juin, numéro 741, Montréal.
Alternatives économiques (2009), La crise, ce qui doit changer. Dossier de la revue Alternatives économiques, numéro hors-série, avril, Paris, p. 138 à 166.
[1] Favreau, L. (2010), Mouvement coopératif, une mise en perspective. Collection Initiatives, PUQ, Sainte-Foy. Pour ceux qui veulent pousser plus loin la réflexion sur les avancées de ce billet, voir mon cahier de recherche Pistes de sortie du capitalisme : le mouvement coopératif est-il de la partie ? Cahier ARUC-ISDC/CRDC, UQO, Gatineau, 25 pages.
[2] Précisions d’entrée de jeu qu’il ne s’agit pas « renverser le capitalisme » au sens où l’ont entendu différents courants révolutionnaires d’une autre époque (le faire disparaître en s’emparant du pouvoir par la force et en nationalisant tout sur son passage) mais bien de « sortir » le développement économique et social, dans le plus de secteurs possibles, d’une logique principale de marché, de rémunération maximale du profit, de concurrence, d’appât du gain….Et tout cela, bien entendu, par des voies démocratiques.
[3] La CFDT est la « cousine » française de la CSN (2 millions d’adhérents).
[4] Telle est la conclusion d’un article paru dans la revue française, la RECMA, écrit par Maurice Parodi, professeur émérite de la faculté des sciences économiques de l’Université de la Méditerranée et président du Collège coopératif Provence Alpes Méditerranée. Dernier livre paru Histoire des faits économiques et sociaux de 1945 à nos jours (2006). Titre de l’article : L’économie sociale et solidaire, une alternative à l’économie capitaliste ? Article paru dans la RECMA.
Louis Favreau
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