Texte paru dans l’ouvrage du Centre Europe-Tiers Monde (CETIM) Produire de la richesse autrement Genève, octobre 2008
Villa el Salvador au Pérou
Peut-être la réussite la plus grande dans l’édification d’une communauté d’entraide locale dans le monde est-elle celle de Villa El Salvador à Lima, où les citoyens ont planté un demi-million d’arbres, construit 26 écoles, 150 garderies, 300 cuisines communautaires, et formé des centaines d’assistants médicaux qui vont de porte en porte.(…) Les principaux artisans de cette réussite ont été un vaste réseau de groupes de femmes et la structure administrative démocratique des associations de quartier, qui a des représentants dans chaque bloc d’habitations. Ensemble, ils forment un dosage équilibré entre une organisation très développée à la base et un système d’administration, qui réagit vite, afin d’obtenir une plus grande participation possible dans la conception et la mise en oeuvre des actions de la communauté (Durning, Worldwatch Institute,1989:264-265). [1]
Ce diagnostic de la fin des années 80 fait par le {World Institute} peut-il être reconduit en l’an 2008? Villa el Salvador (VES) est un bidonville de 350 000 habitants, en banlieue de Lima au Pérou. Ce bidonville devenu une municipalité se caractérise par son haut degré d’organisation sociale (plus de 3000 associations de quartier et sectoriels y oeuvrent) et par son Parc industriel co-géré par la municipalité et les associations locales d’entrepreneurs. Comment s’organisent ces 350 000 habitants et comment ce bidonville a-t-il pu en arriver à planifier son développement et à le réussir?
Villa el Salvador naît à la faveur d’une conjoncture particulière, celle de 600 familles qui occupent en 1970-1971 un coin de désert à 30 kilomètres du centre-ville de Lima. Le gouvernement réformiste nouvellement arrivé au pouvoir est sensible à la question des bidonvilles. Il saisit l’occasion qui lui est offerte pour introduire une politique de planification urbaine qui accorde priorité aux bidonvilles et encourage la participation de la population dans l’aménagement de leur territoire.
L’aménagement du territoire à Villa el Salvador
À Villa el Salvador, les prises de terrain ne seront pas qu’une simple occupation des lieux. Au point de départ, VES se dote d’une forme particulière d’organisation sociale de son espace en faisant du groupe résidentiel l’unité de base de l’organisation de son territoire. Le groupe résidentiel comprend en moyenne 384 familles organisées par pâtés de maison, soit entre 2 000 et 2 500 personnes. Les familles disposent de maisons regroupées autour d’une place commune réservée aux services de base qu’elles ont en commun: l’école maternelle, le centre de santé, le local communal, le terrain de jeu. VES planifiera son développement en créant en quelques années 120 places communes. Chaque place a son groupe résidentiel et chaque groupe résidentiel ses délégués à la Communauté autogérée de Villa el Salvador (la CUAVES).
Ce faisant Villa el Salvador innove surtout en brisant le modèle colonial classique des villes d’Amérique latine. En effet, les villes héritées de la colonisation espagnole sont construites autour de la Plaza de armas, une place d’armes centrale bordée par le palais du gouverneur, l’église, le palais de justice et la prison. Cette place possède une grande valeur symbolique puisque autour d’elle se construisent les édifices qui symbolisent le pouvoir de l’État et de l’Église. Dans le cas de Villa el Salvador, au contraire, la place commune conçue de façon communautaire avec une démocratie à l’échelle microsociale est un concept favorisant la décentralisation. Ces 120 places forment plutôt un ensemble d’espaces démocratiques favorisant la structuration de la société civile.
L’organisation socio-politique de VES
En 1983-1984, Villa el Salvador se détache de la municipalité de Lima et peut élire son propre maire. Cette nouvelle structure politique introduit alors pour la première fois une institution de caractère public fondée sur la citoyenneté et la démocratie représentative. L’organisation de la ville se modifie alors en conséquence: le pouvoir est partagé entre l’organisation communautaire de la population et la municipalité. Le nouveau fonctionnement est le suivant: comme auparavant, chaque pâté de maisons, soit 24 familles, continue d’élire son délégué qui participe à l’assemblée générale du groupe résidentiel (chaque groupe résidentiel est formé d’une vingtaine de pâtés de maisons). Des délégués nommés par chacun des 120 groupes résidentiels forment la Communauté urbaine autogérée de Villa el Salvador (CUAVES). Une fois mise en place en tant qu’administration, la municipalité et ses élus ont d’abord reconnu la CUAVES, puis, les deux parties ont passé un accord pour confier le pouvoir à une commission mixte à laquelle participent les élus municipaux, des fonctionnaires et des délégués de la CUAVES chargés de traiter de toutes les questions qui les concernent avec la municipalité.
En 1999, un nouveau Plan sur 10 ans, basé sur les principes administratifs de la planification stratégique est mis sur pied. Alors que le Plan de 1983 avait été élaboré surtout par des professionnels appartenant à des ONG qui collaboraient avec VES, cette fois-ci VES, comme municipalité crée ses propres instances de formulation d’un Plan: d’abord, des assemblées publiques, puis des tables de concertation territoriales et sectorielles, enfin, au bout de huit mois, une consultation publique, réalisée à domicile par 2500 jeunes, auprès de la population de 16 ans et plus, dans le but de tâter le pouls sur les priorités ressenties. En ordre d’importance les priorités identifiées ont été les suivantes, la première ayant rallié 50% des répondants:
- Une ville saine, propre et verte
- Une communauté éducative
- Un district productif et générateur de richesses
- Une communauté solidaire
- Une communauté démocratique
Le Plan de 1999 reposait sur le paradigme de la concertation. En effet, participeront à sa réalisation non seulement la municipalité mais également des ONG, des institutions du secteur public, d’autres du secteur privé ainsi que des organisations populaires.
Des tables de concertation sectorielles, mises sur pied au moment de l’élaboration du Plan, contribuèrent à le concrétiser. Il y en avait cinq en fonction à cette époque (2000) : éducation, petites et micro entreprises, santé et hygiène, jeunes et commerce. À la table de la santé, qui souscrit au mouvement international Villes et villages en Santé, on trouve la CUAVES, la Fédération des femmes (la FEPOMUVES), des dirigeants de quartier, le ministère de la Santé, le réseau de la santé communautaire et quelques ONG dont Médecins sans Frontières.
Le Plan de développement intégral a aussi prévu la réalisation d’un budget participatif. En 1999, une session plénière s’est déroulée sur la Place de la Solidarité. Quelque 500 dirigeants de huit secteurs de la municipalité, ont alors travaillé à identifier les priorités dans chacun de ces secteurs, lesquels ont reçu une part à peu près équivalente d’un budget en provenance des transferts du gouvernement central (2 millions de soles, environ 580 000 dollars). Dans les années qui suivirent, la municipalité a voulu élargir la consultation pour faire en sorte que l’ensemble du budget soit soumis à une planification participative.
Le Parc industriel
À l’origine, l’administration du Parc industriel relevait du ministère de l’Industrie qui destinait les terrains à la localisation de grandes industries dans le but de créer des emplois pour la population migrante des districts désertiques du sud. Mais comme la grande industrie montrait peu d’intérêt pour ce projet, elle laissa ainsi une porte ouverte à la communauté de Villa El Salvador (la CUAVES), à l’Association de petits industriels (APEMIVES) et à la Municipalité pour demander le transfert de ces terrains. C’est ainsi qu’en 1987, se constitue l’Autoridad Autónoma, entité mixte formée par trois représentants du gouvernement national et trois de VES. Cette dernière étant représentée par une personne de la municipalité, une personne de la CUAVES et une troisième de l’APEMIVES.
Les objectifs principaux deviennent alors :
a) Promouvoir l’installation et le développement de projets de petites entreprises en leur fournissant, en contrepartie de leur présence dans le parc industriel, une infrastructure de base et une assistance technique;
b) Réaliser des études, des designs, des programmes de financement, de commercialisation, de construction et de développement des petites unités productives.
Demeuré jusque-là une ville-dortoir, VES cherchait ainsi à développer sa propre économie. Le Parc sera le résultat d’un travail d’organisation des petits entrepreneurs déjà présents à VES mais disséminés un peu partout dans le bidonville et très faiblement organisés.
L’Autoridad Autónoma a dû affronter des obstacles qui ont limité sa capacité de mener à bon port ses objectifs. Parmi les premiers, la période 1990-1992 a été particulièrement difficile en raison de la violence politique qui secouait le pays en général et VES en particulier. C’est cependant en 1992 que la relation entre la Ville et les entrepreneurs se renforce. On assiste à ce moment-là à une proposition de développement intégral basée sur la commercialisation, l’assistance technique à la production, le financement et la formation entrepreneuriale.
Au début des années 2000, l’activité industrielle de VES a été renforcée par l’émergence de services de soutien technique. En plus du Centro de promoción empresarial, service de soutien aux entrepreneurs qui relève directement de la municipalité de VES, d’autres centres de soutien technique ont vu le jour. C’est le cas notamment du Centre de soutien Aconsur, une institution à but non lucratif créée à l’initiative de la coopération italienne et du ministère de l’Industrie du Pérou. Ce Centre offre des services aux petites entreprises, particulièrement au secteur textile et aux groupes de femmes tricoteuses appartenant aux secteurs populaires de Lima.
En misant sur le regroupement de petites unités de production locales plutôt que sur une hypothétique implantation de grandes entreprises, VES a incité les artisans de la production locale à s’organiser par champ professionnel au sein d’entreprises débordant le seul cadre familial et à mettre en commun leurs achats, leur machinerie et la commercialisation de leurs produits. Aujourd’hui, après seulement deux décennies d’efforts, les résultats sont probants: sur une population active de 100,000 habitants, VES réussit à regrouper, à partir de son parc industriel comme pôle de développement, 30 000 postes de travail distribués dans 8000 petites et micro-entreprises dont 5000 dans le commerce, 2000 dans l’industrie et 1000 dans les services.
Pour en savoir plus :
dans Bourque, Comeau, Favreau et Fréchette (2007), L’organisation communautaire (fondements, approches et champs de pratique) paru aux Presses de l’Université du Québec, le chapitre intitulé Enjeux et défis de l’organisation communautaire en Amérique latine de Y.Comeau et M.Boulianne.
[1] J’ai d’abord connu Villa el Salvador lors d’un premier séjour au Pérou en 1974-1975. Je travaillais à l’époque au Centre de formation populaire (CFP). Puis en 1989, Lucie Fréchette et moi avons, dans le cadre d’une coopération internationale de l’UQO avec des ONG péruviennes et l’OCI Développement et Paix, nous y sommes allés pratiquement chaque année pendant quatre ans (1989-1993). J’y suis retourné en 1997 à l’occasion de la première rencontre internationale d’économie solidaire. Finalement, dans le cadre du programme STEP du Bureau international du travail (BIT), nous avons mené une enquête en profondeur sur Villa el Salvador en 1999-2000 avec deux collègues anthropologues, Manon Boulianne et Solange van Kemenade. En 2004, j’y retournais avec un ami péruvien du Groupe d’économie solidaire (GRESP), Alfonso Cotera, lequel avait travaillé quelques années comme agent de développement du parc industriel.
Louis Favreau
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